Une chronique d'Arman Lequeux.
Les circonstances et le hasard s’il existe m’ont permis de vivre récemment une expérience parfaitement banale. Je ne peux m’empêcher d’en tirer une leçon et de vous la partager. Une simple histoire de portefeuille disparu. Après l’avoir assidûment cherché partout sans succès, j’en suis arrivé à la conclusion qu’on me l’avait dérobé. Il n’était plus dans la poche intérieure de ma veste, alors qu’il s’y trouvait avant que je participe à cette activité sportive où, j’en étais sûr maintenant, un voleur avait visité le vestiaire. J’en suis arrivé à reconstituer assez de détails probants pour me rendre au commissariat et y déclarer ce vol. Le lendemain, heureux mais confus, je retrouvai mon portefeuille dans la poche intérieure d’une autre de mes vestes ! La leçon ne concerne ni ma distraction ni ma propension paranoïaque à attribuer mes malheurs à autrui, mais bien la facilité déconcertante avec laquelle j’ai pu construire un scénario auquel j’ai cru si fort que ma déclaration à la police n’a laissé aucune place au doute. Je me suis rassuré en me rappelant que cette propension à se raconter des fables pour éviter d’être confronté à l’incompréhensible semble être une caractéristique largement répandue dans l’espèce humaine.
Parmi d’autres, l’expérience suivante en atteste. Un certain nombre de volontaires sont invités, contre une modeste rétribution, à participer à un protocole de recherche dans le cadre d’une faculté de psychologie. Le personnel est de connivence avec l’expérimentateur et fera tout pour faire vivre aux volontaires une expérience étrange dans laquelle les événements se bousculent dans le plus grand désordre. Les consignes se contredisent, le téléphone sonne sans cesse, on entend des bruits de disputes dans la pièce voisine, le patron semble furieux et la secrétaire est en pleurs. À la fin de l’épisode, chaque participant est invité individuellement à décrire la séquence des événements et à tenter de les expliquer. La plupart d’entre eux inventent un scénario et rendent cohérent ce qui n’avait pas vocation à l’être. Le besoin de sens est inventif et très puissant !
D’autres expériences plus sophistiquées vont dans le même sens. Les plus classiques portent sur des sujets qui ont subi une section chirurgicale des connexions entre leurs deux hémisphères cérébraux. Lors de l’expérience, que je simplifie fortement, ils reçoivent des consignes visuelles différentes pour chacun de leurs hémisphères. Les comportements induits peuvent paraître absurdes, mais ils recevront une explication rendue cohérente par le cerveau du participant qui se trouve réellement contraint d’unifier et de donner sens à ce qu’il vit. Ce besoin de sens est vraiment gravé dans notre programme de fonctionnement neuronal. À l’insu de notre plein gré, c’est plus fort que nous.
Pour le meilleur et pour le pire
Voici donc homo sapiens contraint de comprendre le monde, de lui inventer une cohérence interne dans laquelle il peut inscrire son existence et lui donner sens. Pour le meilleur et pour le pire, il a inventé des croyances, des mythes, des dieux, des religions et des idéologies. Le meilleur, c’est la possibilité de nous rassembler autour d’une espérance et d’un idéal commun dans la confiance, la solidarité et le respect mutuels. Le pire, ce sont les dogmes, l’intolérance et le totalitarisme. Nous ne voulons pas du pire, mais nous n’osons plus rêver du meilleur. La mer monte, mais l’axe du monde passe par mon nombril. La pandémie s’étend et atteint surtout les plus faibles, mais ma liberté d’enfant gâté a plus de sens pour moi que mes responsabilités. Nous sommes en burn out, car nous ne savons plus ni pour qui ni pour quoi nous travaillons. Nous sommes en manque d’un récit chargé de sens. Le futur est incertain, mais son sens est pourtant évident : droit devant. À nous de lui inventer individuellement et collectivement un projet mobilisateur qui tienne la route et qui nous permette de nous réjouir ensemble puisque voici qu’un portefeuille était perdu et qu’il est retrouvé.
Alors que le futur est incertain, inventons un projet mobilisateur - lalibre.be
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