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Wednesday, November 24, 2021

Ils n’ont pas eu de prix, et alors ? Dix livres à ne pas rater - Le Point

Ils étaient 521 à paraître, rimant avec 2021, en cette « rentrée littéraire », grand-messe sacralisée ou vouée aux gémonies, tant peu sont élus au palmarès des « grands » prix littéraires. Nous en avons lu et aimé beaucoup. Parmi eux, en voici dix, qui ont figuré, ou pas, sur les listes des jurés.

Romans français

La Définition du bonheur, de Catherine Cusset

En une douzaine de romans, Catherine Cusset a affiné son profil de chroniqueuse générationnelle, attentive aux ironies et aux amertumes de destins campés en zone bobo-universitaire. La Définition du bonheur en conforte la manière sur le mode d’un diptyque en stéréo : deux personnages, deux récits entrelacés en contrepoint, une esthétique du contraste. De leur adolescence à l’an 2021, nous allons suivre Clarisse et Eve, toutes deux nées en 1963, génération Rolling Stones. C’est peu dire que leurs profils de vie divergent, même si un coup de théâtre final révélera de mystérieuses affinités.

Clarisse, née dans un milieu déshérité, père évanoui et mère alcoolique, embrasse très tôt les travers de la marge. Routarde en Thaïlande, parfumée de Tagore et de Ravi Shankar, elle s’éprend d’un baba cool flamand, paresseux et radin, lequel la suit à Paris pour la quitter trois enfants plus tard. Réceptionniste dans une galerie d’art, Clarisse jette son dévolu sur un peintre maniaco-dépressif avant d’enchaîner les liaisons éphémères avec des hommes plus jeunes, vivant dans la hantise de vieillir seule. Une addiction à la galère, une existence pavée de déconvenues selon les fatalités d’une névrose de répétition.

Par contraste, Eve coche les cases d’une certaine bienséance moderne. Née d’un ingénieur et d’une historienne, portée par une « éthique du travail, de la discipline et de l’épargne », cette agrégée de lettres classiques épouse un journaliste du New York Times, fils d’une rabbine rescapée de la Shoah, met au monde deux filles, puis quitte l’université pour créer à Brooklyn un prospère négoce de traiteur culinaire à la française. Si cette vie « définie par le travail » n’évite pas un écart trentenaire avec un romancier à la Jean Echenoz, puis un cancer du sein vaillamment surmonté, elle semble atteindre sereine les rivages de la cinquantaine.

Tout le sel du roman tient dans l’art de travailler ces destins en déjouant les stéréotypes auxquels ils paraissent obéir. Si l’on entre avec Clarisse dans les spirales psychiques des amours déceptives, si l’on honore avec Eve les signes d’une réussite à bonne surface sociale, il n’est pas acquis que le tourment soit l’apanage unilatéral des existences toxiques. Catherine Cusset excelle ainsi dans une façon subtile de sertir des états d’âme immémoriaux dans un caravansérail d’époque. Un temps de pain Poilâne et de romans P.O.L., de jupes H & M et de grenouillères à tête d’ours, de laptops et de CDD, de coaching et de vols easyJet. Jusqu’à conduire son récit vers les abysses d’un confinement universel, en se demandant pourquoi les périls d’une pandémie auront mondialement consoné avec l’exhumation de viols anciens. C’est comme une éthologie romanesque de l’être-femme au fil de décennies indécises, où personne pourtant ne fait l’économie d’une signature existentielle intense, entre aurores promises et déceptions surmontées. Marc Lambron

Gallimard, 347 pages, 20 €

Satisfaction, de Nina Bouraoui

Depuis son premier roman, La Voyeuse interdite, publié en 1991 et lauréat du prix du Livre Inter, en passant par Mes Mauvaises pensées (2005, prix Renaudot) ou, plus récemment, Tous les hommes désirent naturellement savoir (publié en 2018), présent sur la première liste du prix Femina, ou Otages (2020, prix Anaïs Nin), Nina Bouraoui explore un faisceau d’obsessions thématiques ancrées dans une dimension autofictionnelle. De l’Algérie, son pays natal, aux tourments du désir, de l’homosexualité aux questions de genre, son univers littéraire se décline dans une œuvre puissante. Satisfaction donne à lire les sept cahiers intimes d’une Française expatriée en Algérie par amour pour l’homme qu’elle a épousé, Brahim, patron d’une usine de papier, et pour une ville, Alger, ensorcelante. Mais Mme Akli rêvait d’un autre destin. Son enfant, Erwan, désormais à l’orée de l’adolescence, est un fils adoré qui semble porter l’affection de sa mère comme un joug. Elle cuisine beaucoup, boit aussi beaucoup, pour conjurer cette vie qui s’étiole, dans un pays qui la rejette.

Le roman se passe entre les années 1977 et 1978. Le rêve de l’indépendance se dilue dans la montée de l’intégrisme religieux. Les couples mixtes sont dans le viseur des autorités, les téléphones sont sur écoutes, certains voisins chuchotent : « les Françaises » sont mal vues par celles que Brahim appelle « les sœurs de Khomeyni », les femmes en hidjab qui sont de plus en plus nombreuses dans le quartier d’Hydra où vit la famille Akli. Est-ce la lourdeur de cette atmosphère qui a étouffé le plaisir de madame Akli ? Brahim ne l’attire plus. Leurs étreintes sont sans passion. La mère de famille poursuit le fantôme de son désir jusque dans les zones les plus sombres de son imagination, convoquant en pensée des hommes brutaux et des étreintes sanguinaires, électrochocs nécessaires à sa libido léthargique. Ce n’est pourtant pas un homme qui va réveiller la sensualité de Mme Akli, mais une femme, Catherine Bousba, Française expatriée, elle aussi mariée à un Algérien. Catherine incarne l’exact opposé de Michèle : libre, elle multiplie les amants. Rien ne la tourmente, pas même le choix de sa fille, proche amie d’Erwan, de s’habiller en garçon et de se faire appeler Bruce, en hommage à Bruce Lee.

Dans la touffeur d’Alger, Catherine Bousba donne corps aux désirs de Michèle, qui se jette dans une frustrante traque amoureuse. La trame de Satisfaction, que l’on peut prononcer à l’anglaise, comme dans la chanson des Rolling Stones, « I Can’t Get No », est presque celle d’un roman policier : à mesure que pulse le désir, on sent monter la catastrophe. Qui prendra la forme, dans l’imagination de Mme Akli, d’une vengeance. Concentré autour d’un point de vue unique, celui d’une femme tourmentée par l’insatisfaction jusqu’à en frôler la folie, ce roman ressuscite une Algérie promise à toutes les libertés, mais minée de l’intérieur par l’intolérance et l’empêchement. Miroir du destin d’un pays promis à toutes les joies, mais ravagé par tous les drames, la voix de cette femme absorbée par un chaos intérieur mêlant appétits et autocensure nous hante longtemps après avoir refermé le livre. Élise Lépine.

J.C. Lattès, 288 p., 20 €

À LIRE AUSSIMaryse Condé : « Pour moi, enfin, la voix de mon pays se fait entendre »

Les Vies de Jacob, de Christophe Boltanski

Une productrice remet à Christophe Boltanski un ensemble de 369 Photomatons figurant le même jeune inconnu pour l’encourager à enquêter sur lui en vue d’un film. Acquis aux puces et remontant aux années 1970, cet album en similicuir ne comporte aucun indice permettant d’identifier a priori un sujet aimant visiblement à changer de look (une sorte de Zelig post-soixante-huitard), sinon une cartouche encourageant à contacter le consulat d’Israël, 3, rue Rabelais, à Paris, en cas d’accident. La productrice n’agit pas au hasard : ce Boltanski-là est l’auteur de La Cache, Prix Femina 2015, où il décrivait avec une minutie émue l’appartement familial de la rue Grenelle, sorte de marelle névrotique centrée autour du refuge où le grand-père juif s’était caché pendant l’Occupation, mais aussi du Guetteur, où il enquêtait sur sa mère, recluse contre des ennemis imaginaires – un spécialiste des fantômes familiaux.

Boltanski commence par analyser à la loupe ces photos systématiquement rangées – celle d’un étudiant en histoire de l’art ? – avant de les décoller une à une. Elles lui révèlent un nom, Jacob B’ichiri, et des adresses dans les innombrables villes d’Europe et d’Israël par lesquelles ce B’ichiri est passé, entre 1970 et 1974. Alors que ces dernières pistes se referment toutes, le patronyme le renvoie à l’île tunisienne de Djerba, siège d’une antique communauté juive. Et celui qu’il prenait pour un disciple de l’(auto)photographe Cindy Sherman s’avère avoir été un soldat de Tsahal avant de travailler pour la compagnie El-Al comme steward puis au contrôle des voyageurs. Un espion du Mossad, à l’apogée des détournements d’avion palestiniens ? Il faudra l’aide d’un membre de l’ambassade d’Israël puis des derniers juifs de Djerba pour remonter le fil d’une vie aux mille métiers, dont celui d’embaumeur de la communauté juive parisienne, vécue dans trois pays – une quintessence de destin diasporique.

Lente et quasi maniaque au démarrage, l’enquête s’avère passionnante à mesure qu’elle s’étend à la Tunisie, où la famille de Jacob s’est entre-déchirée, à Israël et ses yeshiva, au monde juif et à ses rites. Du Modiano sans brouillard, du Perec sans contrainte, avec comme ombre tutélaire Christian Boltanski, cet oncle plasticien qui vient tout juste de disparaître, lui qui exposait des boîtes métalliques remplies de photos de défunts anonymes, qui ressuscitaient pour l’occasion. Claude Arnaud

Stock, 232 pages. 19,50 €

Fenua, de Patrick Deville

Loti – et dès avant son frère, le photographe Gustave Viaud –, Gauguin, Segalen, mais encore Stevenson et Melville, que de personnages fascinants l’ont précédé à Fenua, dans ce nouveau périple vers la Polynésie, que Patrick Deville, inscrit dans son grand œuvre planétaire. « Je voyais tout, mais n’y comprenais rien », écrit Herman Melville dans son premier « roman d’aventures sans fiction » (comme ceux de Deville) quand, blessé à la jambe, le marin et auteur de Moby Dick est bloqué dans ce bout du monde, quatre semaines durant.

Derrière lui, et sur les traces de bien d’autres illustres, Patrick Deville se pose trois mois dans une petite cabane de Papeete et nous y invite, vraiment. Et éclaire ce « Fenua Enata, le pays des hommes » où, à sa manière, il lit tout, se promenant « dans cette bibliothèque comme au milieu des cent dix-huit îles de la Polynésie française », rencontrant les cicérones, témoins et passeurs, « ces hommes qui m’auront appris autant et autrement que les livres l’énigme d’être vivant ». La grande Histoire, et jusqu’au présent de ces îles et atolls, est complexe, comme le dit si bien Stevenson : « l’histoire des marquises est […] rendue très confuse par les allées et venues de Français ».

Mais rien n’effraie l’écrivain en quête ni ne rebute le lecteur embarqué dans ces pages aussi érudites que sensuelles, sans oublier leur tonalité un brin narquoise, notamment sur l’aventure coloniale, puisque Fenua (huitième des douze romans du projet littéraire Abracadabra) s’inscrit dans « les à-côtés du partage de l’Afrique, organisé par Bismark au congrès de Berlin en 1885 ». Deville n’évite aucun sujet qui fâche, depuis la question des essais nucléaires jusqu’à celle de la souveraineté de la Polynésie, ce qui donne à son roman une acuité particulièrement actuelle alors que son premier voyage sur cet archipel remonte à… ses 17 ans, quand il y découvrait les traces de Gauguin et de Brel. Et bien avant ! Dès la petite enfance, en rêve, depuis le lazaret nazairien…

Roman vrai d’aventures, donc, peuplé de « glorieux vagabonds », aux destins sans doute plus familiers que ceux croisés dans ses précédents livres – à commencer par le personnage central, Gauguin –, mais accompagnés de figures aussi méconnues que passionnantes : d' « enfant merveilleux » (Ky Dong) ou de « femme extraordinaire » (Jeanne Baret). On sent chez Deville, Grand Prix de littérature de l’Académie française cette année, dans le mouvement pacifique (sans jeu de mots) de Fenua et au fur et à mesure donc qu’il avance dans son « enquête planétaire », un regard décodant plus avant son entreprise littéraire, plus intimement peut-être, après les rendez-vous avec soi-même, que furent Taba Taba, filial, et dans une paternelle, aussi, Amazonia… Sur l’écrivain en tapis volant, on apprendra plus encore en lisant ses entretiens avec Pascaline David, publiés au même moment. Valérie Marin La Meslée

À LIRE AUSSILe cas Patrick Deville

Éd. Seuil, 361p., 20 €

La fille qu’on appelle, de Tanguy Viel

Un jour, Laura entre dans un commissariat. Cette très belle jeune fille à l’aube de la vingtaine veut porter plainte contre un homme politique puissant. Quand elle l’a rencontré, il était maire de la ville de bord de mer de son enfance, où elle revenait s’installer et cherchait un logement. C’était aussi le patron de Max, son père, qui lui servait de chauffeur. Et c’est Max lui-même qui a eu l’idée de présenter Laura au maire : ce dernier ne pourrait-il pas lui donner un coup de pouce pour l’aider à trouver un logement ? Mais le maire n’est pas le genre d’homme à rendre service sans contrepartie… Avec La fille qu’on appelle, Tanguy Viel s’empare, certes, d’un sujet dans l’air du temps : le consentement et l’impunité des puissants. Difficile de ne pas songer à certaines affaires récentes, notamment les accusations de trafic d’influence qui pèsent sur Gérald Darmanin. Laura n’est pas une « bonne victime », comme le lui assurera son avocat : elle n’a pas dit non.

Mais en écrivain attentif aux gouffres de l’âme humaine, Tanguy Viel se situe bien au-delà du commentaire de l’actualité. Avec minutie et intelligence, il démonte la mécanique ordinaire d’une catastrophe annoncée, où les premières défaites sont minuscules, mais le gâchis immense. La tragédie n’est pas loin, et elle a des racines anciennes dans l’histoire de Max. « Dans toutes les histoires il y a cela, un passé minéral qui sert de socle à tout, du genre qui dans les livres se rédige au plus-que-parfait, paysage de ruines qu’on trouve en arrière-plan sur certains vieux tableaux. »

L’écrivain crée des portraits touchants et complexes, interrogeant notamment l’impuissance de Laura à se déchiffrer elle-même. Max est boxeur, et comme sa fille, son corps ne lui appartient pas tout à fait, il a pris pour habitude de l’oublier. Mais la colère va les rattraper l’un et l’autre, tandis que l’écrivain tisse le récit d’une initiation à la révolte. « Les boxeurs […], si indemnes et presque indifférents semblent-ils aux coups, mais en réalité, comme des termites travaillant aux quatre coins, chaque coup porté fait son travail de sape, et alors un jour, d’une toute petite pichenette, d’un uppercut de trop, voilà qu’ils tombent et ne se relèvent pas. » Sophie Pujas

Minuit, 174 p., 16 €

Le Rire des déesses, d’Ananda Devi

Ananda Devi parle au féminin universel bafoué, sa langue poétique fouille les destins de ses compatriotes mauriciennes, mais pas seulement, à preuve ce nouveau roman qui se situe en Inde, à Calcutta, où le regard de l’écrivaine s’est focalisé sur une « ruelle qu’on appelle simplement la Ruelle », et les cellules minuscules qui abritent les prostituées. Parmi elles, voici Veena, la forte, la rageuse, et qui dissimule, comme une tare, sa fillette, Chinti, seule enfant de ce bordel, si mal aimée de sa mère. Mais tellement adorée des autres prostituées, leur mascotte, même, et surtout de Bohli, celle qui n’est pas tout à fait née comme les autres et marginalisée.

Tout va changer du jour où l’un des clients de Veena, le respecté et puissant Shivnath, repère Chinti, « la petite fourmi », et tombe fou d’elle. Son nom signifie serviteur de Shiva. Il s’est autoproclamé prophète, il est adulé de tous, a son temple en ville. Mais qui est ce faux dieu, ce « saint homme » qui fréquente le bordel et se met à trembler devant cette enfant gracieuse, au point de repousser sa mère et de promettre le meilleur à Chinti ? Comment les femmes de la Ruelle réagiront-elles lorsque la petite, qui semble vivre un conte de fées, est exploitée par cet imposteur qui l’entraîne vers la sainte ville de Bénarès ?

Tous les échos de nos débats sont là, condition des femmes et question du genre, car dans la Ruelle se trouvent aussi les hijras, ces hommes devenus femmes. Mais encore pouvoir de la religion, pédocriminalité résonnent dans cette histoire suintante, charnelle, envoûtante, et d’autant plus fort qu’ils sont ancrés dans un ailleurs que l’écrivaine fait sien jusqu’à la virgule, la couleur d’un sari, « le souffle clair du jasmin », « les chevilles tintantes ». Cet homme a honte de lui, mais jusqu’à quel point ? Rien n’est tout blanc, tout noir.

Et dans ce dernier roman, le style Devi évolue tout en se restant fidèle : d’une sensualité extrême, se déroulant lentement, au point qu’il nous faut patienter avant que la Ruelle ne devienne un théâtre de l’action. Et de son écriture, Ananda Devi dit tout dans un essai qui paraît cette rentrée, où l’écrivaine s’adresse à la jeune fille qu’elle fut. Racontant « l’aventure de l’imaginaire, pour une petite fille née en 1957 dans un village minuscule au nom de Trois Boutiques » : « Et pourtant, nous sommes pareilles, toi et moi, avec nos songes voluptueux, notre désir d’être autres pour saisir l’impossible, notre nature de caméléon, et la nécessité absolue d’écrire pour vivre, pour survivre, pour exister, pour être… » Valérie Marin La Meslée

À LIRE AUSSIAnanda Devi : dans le corps de l’autre

Grasset, 240 pages, 19,50 €

Enfant de salaud, de Sorj Chalandon

On avait déjà une idée de la personnalité du père de Sorj Chalandon, mythomane, manipulateur et destructeur, qui a passé sa vie à lui mentir pour se donner le visage d’un héros, tout en lui infligeant de violentes corrections. Le romancier a consacré à cette relation traumatique Profession du père (Grasset, 2015), récit romancé d’une enfance bouleversée par la folie destructrice de ce père orageux. Dans Enfant de salaud, Chalandon fait un pas de plus dans la vérité de cet homme : «  Il m’aura fallu des années pour l’apprendre et une vie entière pour en comprendre le sens : pendant la guerre, mon père avait été du “mauvais côté” », écrit-il, peut-être plus sincère que jamais. Ce père, qui s’était fabriqué, dans les contes qu’il livrait à son fils, « des amis prestigieux, des ennemis imaginaires, des métiers de cinéma, une bravoure de héros », a séjourné en prison du 20 décembre 1944 au 13 février 1946. C’est en tout cas ce qu’affirme un vieux papier plié en quatre, exhumé d’une correspondance familiale. Mais pour quel motif ?

S’il n’a pu ouvrir le dossier de son père aux Archives qu’en mai 2020, Sorj Chalandon déplace le curseur du réel sur l’échelle du temps et choisit de faire éclater la vérité en 1987, lors du procès Klaus Barbie, que l’auteur a couvert en tant que journaliste et qui lui a valu, en 1988, le prix Albert-Londres – l’un des couronnements d’une immense carrière de reporteur à Libération. Pourquoi le père du narrateur, qui a insisté pour assister au procès de Barbie, obtenant un passe-droit de la part de son fils, semble-t-il s’amuser quand l’assistance frémit ? Dans Enfant de salaud, cette étrange attitude pousse le fils à se rendre aux Archives. Un décret de 1979 a fixé à cent ans, à partir de la date du document détaillant les motifs d’incarcération du père, le délai pour qu’il puisse être ouvert à tous. Mais le journaliste possède des relations capables de contourner les lois. Le voici plongeant dans l’histoire de celui qui l’a mis au monde, comme il l’aurait « jeté […] dans la boue ».

Entremêlant avec un art subtil de la narration les heures terribles du procès de Klaus Barbie et son enquête personnelle autour de l’histoire de son père dans la Seconde Guerre mondiale, Sorj Chalandon convoque et conjure l’ignominie dans un même mouvement littéraire. Il la convoque en levant, de chapitre en chapitre, tous les mystères entourant ce « salaud » de père, dont il achève ici le terrible portrait. Il l’invite également à travers les horreurs qui hantent les pages du texte, de la trahison et de la déportation des enfants d’Izieu, qui ouvrent le roman, présences reconstituées, infiniment précieuses et douloureuses, à la figure immonde de Barbie. Et il la rachète, comme il l’a si souvent fait dans ses romans intensément humains, en lui opposant la dignité et la bonté des humains qui ont su s’élever face aux grandes figures du mal, qu’elles aient agi dans l’ombre ou sous le feu des projecteurs. Élise Lépine

Grasset, 336 p., 20,90 €

Romans étrangers

Poussière dans le vent, de Leonardo Padura

« À quoi sert la nostalgie ? » écrit Leonardo Padura dans Poussière dans le vent, son nouveau roman. Mais c’est toute l’œuvre du romancier cubain qui est portée par le souffle puissant de la tendresse pour un autrefois enfui. Dans cette vaste fresque, tout commence par une énigme. Adela, jeune fille née aux États-Unis d’un père américain et d’une mère cubaine, reconnaît cette dernière sur une vieille photo de famille de son nouvel amant, un exilé cubain. Ne reste plus à Adela qu’à reconstituer le puzzle du passé de sa mère et de ses propres origines. Ce mystère n’est pourtant pas le point de départ d’un roman policier, comme dans la série des Mario Conde, qui a fait connaître Padura. Mais plutôt l’exploration sur deux générations du destin de ceux qui ont fui Cuba, poussés par la crise politique, l’envie de s’arracher à la misère ou simplement l’appel d’un autre destin. Un exil que l’écrivain n’a pas choisi, malgré le succès international de ses livres. Car il est convaincu, ses histoires doivent se nourrir de son île, dont il célèbre ici les matins d’avril et l’attrait indélébile dans l’âme de ceux qui sont partis.

« Depuis le début de notre histoire, l’exil est un drame qui a poursuivi les Cubains, explique le romancier né en 1965. Il y a vingt ans, j’écrivais Le Palmier et l’Étoile, sur le premier Cubain, mais aussi le premier exilé cubain. Ce roman parle du départ des gens de ma génération, qui au moment de leur maturité intellectuelle ont vu un coup de l’histoire changer leur destin. » Le roman raconte l’explosion d’un groupe d’amis entre 1989 et le début des années 1990, quand la désintégration de l’URSS a fragilisé son allié cubain. « Cuba est alors entré dans une profonde crise sociale et politique, se souvient l’écrivain. Le pouvoir en place a voulu maintenir le système socialiste tel qu’il était. Tout manquait dans le pays : transport, électricité, nourriture. Ça a été un moment de crise et de grand désenchantement. »

Padura interroge la construction de vérités alternatives – personnelles et collectives. Ce n’est pas un hasard si les membres du Clan découvrent 1984 avec un enthousiasme qui fut celui de Padura lui-même. « Bien sûr, qu’il était impossible de ne pas penser à la réalité cubaine en lisant Orwell. Mais nous vivons tous désormais dans le monde d’Orwell, celui de la surveillance généralisée. » Et si la diffusion de ses livres est parfois lente ou compliquée à Cuba, il y a remporté de nombreux prix, et assure ne pas penser à la censure possible quand il écrit, pour éviter toute autocensure. « Je pensais que L’homme qui aimait les chiens, mon roman sur l’assassinat de Trotski, ne serait pas publié à Cuba, puisque j’y montre comment l’utopie égalitaire s’est pervertie. Mais parfois, à Cuba, on ne sait pas d’où vient la décision – censure ou publication. Cela laisse une marge de manœuvre… » Son portrait de groupe décline mille nuances de la perte et de recherche d’un nouvel Eden, qu’il soit du côté de l’art ou de la spiritualité – la mère d’Adela n’est-elle pas devenue bouddhiste ? Car nostalgie et désenchantement, chez Padura, ne riment jamais avec désespoir. Dans ses pages, la sensualité, comme l’amour des nourritures terrestres, tient une place délectable. « Faire souffrir les personnages tout le temps, c’est bon pour Dostoïevski, pas pour un écrivain cubain ! » Avant d’être perdu, tous les paradis ont eu le goût du bonheur. Et à Cuba peut-être plus qu’ailleurs. Sophie Pujas

Traduit de l’espagnol (Cuba) par René Solis, Métailié, 680 pages, 24,20 €

Memorial Drive, de Natasha Trethewey

Trente ans après la mort de sa mère, la narratrice revient sur les lieux du crime. Sa mère a été assassinée, mais on ne saura que très tard dans le livre comment et peut-être, si possible, un peu, pourquoi. La substance même du récit autobiograhique de la grande poétesse américaine Nathasa Trethewey, Prix Pulitzer 2006, et Poet Laureate en 2012 et 2013, tourne autour de cette question : comment vit-on avec un tel passé ? Issue d’un mariage interracial « encore illégal dans 21 Etats, dont le Mississipi au printemps 1966 », la narratrice décrit une enfance qui s’épanouit, libre et lumineuse dans ce couple follement amoureux et qui se bat pour les droits civiques. Débuts magiques, suite désenchantée, séparation, déménagement à Atlanta. Ou, un soir d’hiver, Natasha cueille pour sa mère, née en 1944 dans une famille noire de Nouvelle-Orléans, « une poignée de narcisses jaunes plantées pour pousser Perséphone vers son destin ». Que d’images fortes dans ce livre…

Son père, blanc, dira tôt à son enfant métisse, traitée de « zèbre » parmi d’autres noms « d’oiseaux », qu’un jour elle deviendrait « écrivaine, parce que, avec ce que je vivais, j’aurais quelque chose d’important à dire. » Et quand on suit cette vie… la phrase pèse lourd. Mais pas l’écriture de Trethewey, limpide, sèche mais pas aride, factuelle, car l’autrice s’est plongée, sept ans durant, dans les archives du dossier, et introspective à la fois.

Son livre alterne finement la chronologie des souvenirs, marqués par la couleur de peau, le rapport passionnel à la mère, l’arrivée du beau-père, vétéran du Vietnam, d’un petit frère, et le regard de celle qui les rédige, entre deux rêves en italiques. Bien sûr, c’est un roman noir. Où l’on attend de savoir comment tout va finir mal. Sauf qu’en projetant son récit intime dans la grande Histoire de l’Amérique raciale et politique, l’écrivaine ouvre plus grand son parcours qui raconte, aussi, la naissance à l’écriture. Elle lui fut résistance contre la violence qui frappait. Et trois décennies plus tard, ce livre vient incarner de courts chapitres cette phrase : « La mort même de la mère est rachetée dans l’histoire de ma vocation. » Valérie Marin La Meslée

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, éd. de l’Olivier, 21,50 €


Et d’un seul bras, la sœur balaie sa maison, de Cherie Jones

La Barbade, ses plages, ses touristes, le bleu du ciel et de la mer. Et puis, dans ce décor de rêve, l’histoire de Lala, l’héroïne du premier roman de Cherie Jones, née en 1974 sur cette île caribéenne, avocate de métier et qui dévoile dans ce livre aussi talentueux qu’éprouvant dans sa force à dire l’envers du paradis : la jeune fille, qui gagne sa vie en tressant les chevelures des plagistes, est tombée amoureuse d’un caïd, dont elle porte l’enfant. Ledit Adan vient de commettre un crime, dans un braquage qui a mal tourné chez un couple de Blancs fortunés. Il se cache. Tension, suspense, enquête autour d’une autre tragédie dans le cabanon du couple : la mort du bébé.

Le livre, admirablement construit, écrit dans une langue jazzy, passe d’un univers à l’autre, celui d’une génération de femmes fortes, Wilma la grand-mère, Esmé la mère, victimes de la brutalité des hommes, à celui d’une bourgeoisie aveugle à ce qui l’entoure : vraiment ? La veuve de la victime, Mira, n’a-t-elle pas aussi son parcours de combattante avant de devenir Mrs Whalen ? Tout cela est écrit sans manichéisme, par le récit alterné des voix de femmes qui vont aller l’une vers l’autre, peu à peu. Ce livre hante longuement et changera la vision de ces plages de cartes postales. Son titre, mystérieux, vient de ce tunnel dans lequel les petites filles ne doivent pas aller se promener, raconte sa grand-mère à Lala. Au risque, comme l’une des deux sœurs, trop curieuse, de se faire arracher un bras par les monstres qui y sont tapis. Valérie Marin La Meslée

Traduit de l’anglais par Jessica Shapiro, 368 pages, 20,90 €

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