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Thursday, July 15, 2021

ENTRETIEN. Boltanski, bâtisseur du temps « Nous sommes, tous, condamnés à disparaître, alors que le temps, lui, ne s'arrête pas.» - Connaissance des Arts

Christian Boltanski, figure majeure de l'art contemporain français, est décédé ce 14 juillet 2021. À cette occasion, découvrez l'entretien qu'il nous avait accordé dans le cadre de l'exposition « Faire son temps », présentée au Centre Pompidou à Paris en 2019.

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Célèbre pour son installation Personnes, présentée au Grand Palais en 2010, l’artiste plasticien Christian Boltanski est décédé le mercredi 14 juillet à l’âge de 76 ans. En 2019, le Centre Pompidou, à Paris, organisait une rétrospective majeure de son œuvre qui réunissait des pièces réalisées à différentes époques de création pour former une œuvre en soi et avait été conçue par l’artiste « comme un chemin, avec un départ et une arrivée, à l’image de la traversée de la vie ». Nous publions ici l’entretien qu’il nous avait accordé dans le cadre de la préparation de cette exposition.

Annick Colona-Césari : Le Centre Pompidou vous avait consacré une rétrospective en 1984. Vous voilà de retour entre ses murs, après cinquante ans de carrière, avec une exposition baptisée « Faire son temps ». Comment interpréter ce titre ?
Il signifie « fabriquer son existence », ce que nous faisons en prenant des décisions, en opérant des choix, et néanmoins celle-ci nous échappe car nul ne parvient à lutter contre le hasard et le destin, sujets qui m’obsèdent depuis longtemps. Bien sûr, cette formulation relève aussi de la plaisanterie. Compte tenu de mon âge, on peut dire que j’ai « fait mon temps »… J’ai conçu cette exposition comme un chemin, avec un départ et une arrivée, à l’image de la traversée de la vie. Pourtant, il s’agit d’une fausse rétrospective.

Qu’entendez-vous par là ?
La chronologie m’importe peu. Je m’amuse à penser qu’une exposition s’élabore à la manière dont on prépare la cuisine : on ouvre son réfrigérateur, on prend un œuf, des pommes de terre, du jambon… , on les fait revenir et l’ensemble, à la fin, constitue un plat. De la même façon, les pièces que je réunis, quelles qu’en soient les dates, forment une œuvre unique, dans laquelle s’immergent les visiteurs. De toute manière, au Centre Pompidou, certains moments de ma carrière ne sont pas évoqués. L’œuvre la plus ancienne, La Chambre ovale, est un tableau expressionniste, datant de 1967, qui montre un homme seul dans une chambre. Sa solitude préfigure celle de L’homme qui tousse, dans la vidéo que j’ai réalisée en 1969. Puis on passe aux années 1985- 1990, illustrées notamment par la série des Monuments. Ces installations photographiques, composées de portraits d’anonymes, renvoient à la fragilité de l’être humain et à la question de la disparition, liée à mon histoire personnelle. En effet, au fondement de toute vie d’artiste, il y a un trauma. Le mien remonte à l’enfance, lorsque j’écoutais les récits effrayants des amis de mes parents, survivants de la Shoah. Pour autant, mes œuvres ne s’y réfèrent pas directement. Elles rejoignent les interrogations universelles, la recherche de Dieu, la crainte de la mort, l’amour… Moi, je les pose sous forme de paraboles, non par les mots, mais par des moyens visuels ou sonores.

Boltanski, Monument, Centre Pompidou, Paris, © Philippe Migeat

Vue de l’installation Monument, exposition « Faire son temps » au Centre Pompidou à Paris, 2019 ©Centre Pompidou/Philippe Migeat

Le Centre Pompidou présente également votre travail récent…
Plus de la moitié des œuvres datent de la dernière décennie. La plupart n’ont jamais été montrées en France. Ici, ma dernière grande exposition s’est déroulée en 1998, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, si l’on excepte Personnes, accueillie en 2010 par le Grand Palais, dans le cadre de «Monumenta ». Je voyage sans cesse, parce que je suis très sollicité à l’étranger. En 2018, j’ai exposé à Jérusalem et à Shanghai, et cet été à Tokyo.

Que s’est-il passé, durant ces dix années ?
Mon travail a évolué. Je pratique différemment mon métier. Réaliser des œuvres pour des appartements m’ennuie. Je n’expose quasiment plus en galerie. D’ailleurs les pièces que je conçois, au format généralement monumental, sont le plus souvent détruites, leur exposition achevée. Je les envisage désormais comme des partitions musicales, susceptibles d’être rejouées, à l’exemple de Personnes. En déambulant dans la nef du Grand Palais, les visiteurs découvraient une grue, métaphore du destin, qui puisait dans un amas de vêtements, avant de les relâcher au hasard. J’ai réadapté Personnes à Milan, à New York, au Japon et récemment à Shanghai.

Boltanski, Le Terril Grand-Hornu, Centre Pompidou, Paris, © Philippe Migeat

Vue de l’installation Le Terril Grand-Hornu, exposition « Faire son temps » au Centre Pompidou à Paris, 2019 ©Centre Pompidou/Philippe Migeat

Comment ce glissement s’est-il opéré ?
Parallèlement aux expositions, j’avais commencé à créer des installations spectacles, en collaboration avec mes amis Jean Kalman et Franck Krawczyk, dans lesquelles se mêlent interventions d’acteurs, sons et effets lumineux. De là est certainement venue l’idée de l’œuvre d’art totale et éphémère à la fois. Mon expérience du Japon, où je me rends régulièrement, m’a sans doute pareillement influencé. Des sanctuaires shintoïstes, vieux de six siècles, y sont démolis et rebâtis tous les vingt ans. La transmission, dans ce cas, ne s’effectue pas par l’intermédiaire de l’objet, comme dans la tradition occidentale, mais par la connaissance. Mes dernières expositions reposent sur ce principe et j’espère que d’autres, après moi, les réinterprèteront.

Vous posez aussi des œuvres aux quatre coins du monde…
Tout est histoire de rencontres. Grâce à l’aide d’un mécène, les Archives du cœur ont ouvert en 2010, sur l’île de Teshima, au sud du Japon. Elles renferment cent mille battements de cœur enregistrés, au fil des années, de Berlin à Paris, de Séoul à Buenos Aires. Et la collecte se poursuit. En 2014, je suis intervenu au Chili, dans le désert d’Atacama. Un lieu mystique, au ciel tellement pur qu’on a l’impression de communiquer avec l’infini. J’y avais disposé des centaines de clochettes accrochées à des tiges, suivant la constellation de la nuit de ma naissance: les Animatas, ou «petites âmes», du nom que les Indiens donnent aux autels laissés au bord des routes pour honorer les morts. D’autres font depuis entendre leurs tintements ailleurs, près de la mer Morte, sur l’île de Teshima ou au Québec. De même, en 2017, je suis allé en Amérique du Sud. Là-bas, on raconte que les baleines connaissent le secret du début des temps. Alors, sur un rivage de Patagonie, j’ai installé trois grandes trompes. Quand le vent s’y engouffre, on croit entendre leur chant. Pour conserver le souvenir, je filme les lieux en plan fixe, du lever au coucher du soleil.

Boltanski, Misterios, Centre Pompidou, Paris, © Philippe Migeat

Vue de la projection de Misterios, exposition « Faire son temps » au Centre Pompidou à Paris, 2019 ©Centre Pompidou/Philippe Migeat

Et qu’en est-il de votre aventure avec le collectionneur auquel vous avez « vendu » votre vie ?
Cet homme étrange, qui a établi sa fortune grâce aux jeux de hasard, souhaitait acquérir une de mes œuvres. En 2010, je lui ai proposé d’acheter ma vie en viager. Notre accord, scellé devant notaire, stipule que jusqu’à mon décès, des caméras scruteront en permanence mon atelier. Et les images sont retransmises en temps réel dans sa propriété de Tasmanie, sur le mur d’une grotte. Il avait parié que je mourrais huit ans plus tard. Pour une fois, il a perdu. Je suis vivant. Mais ma vie continue d’être enregistrée.

Pourquoi intervenir dans des endroits inaccessibles ?
Les œuvres doivent avoir une existence réelle. Et comme je l’ai expliqué, je choisis avec précision leur localisation. Cependant les voir n’est pas nécessaire. Si vous alliez en Tasmanie, vous me verriez me gratter le nez en direct. Ce qui n’a rien de palpitant. L’intérêt réside en revanche dans la démarche de ce parieur qui s’est cru maître de mon destin, dans le pacte faustien que j’ai conclu avec lui. Les autres installations sont quant à elles vouées à la disparition. En fait, par le biais de ces lieux, je cherche à construire des mythes. Parce qu’ils sont plus forts que les œuvres. Ils perdurent. Peut-être un jour, quand on aura oublié mon nom, subsistera la légende d’un fou qui voulait écouter la musique des âmes, recueillir la parole des baleines ou rassembler les cœurs de l’humanité. Du reste, pour nombre de Japonais, l’île de Teshima est déjà devenue un lieu de pèlerinage. En tant qu’artiste, nous avons la chance de toucher des gens que nous n’avons jamais rencontrés, y compris après notre mort.

Boltanski, Le cœur, Centre Pompidou, Paris, © Philippe Migeat

Vue de l’installation Le cœur, exposition « Faire son temps » au Centre Pompidou à Paris, 2019 ©Centre Pompidou/Philippe Migeat

Comment définissez-vous votre travail actuel ?
Ce que je fais aujourd’hui est proche de ce que je fais depuis mes débuts. Je suis un artiste traditionnel. Je cherche toujours des transpositions visuelles à mes questionnements. Seule la réalisation change. C’est comme lorsqu’on raconte un voyage : on peut parler des paysages, des personnes qu’on a croisées, des mets qu’on a dégustés. En fonction des stades de la vie, on le considère sous un angle différent.

Est-ce la raison pour laquelle vos œuvres récentes paraissent plus sereines, de plus en plus mystiques ?
Faire de l’art s’apparente à une psychanalyse sauvage. Je n’ai certes pas guéri de mon trauma. Je demeure pessimiste sur la nature humaine. Les hommes sont capables des pires atrocités. J’ai néanmoins pris de la distance par rapport aux tragédies de l’existence. Je suis arrivé à un âge où je suis plus calme. Je n’ai pas trouvé la clé de l’énigme que chacun tente de comprendre, je ne suis pas croyant. Mais je crois à la possibilité de se fondre dans l’univers. J’aimerais que les visiteurs pénètrent dans l’exposition du Centre Pompidou comme dans une église. Même si l’on n’a pas de sentiment religieux, il se passe quelque chose dans un tel lieu. Pendant quelques instants, on se sent apaisé, on réfléchit. Puis on ressort. Et la vie continue. Nous sommes, tous, condamnés à disparaître, alors que le temps, lui, ne s’arrête pas.

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