C’est le nouveau le ou la Covid, version 2021. La graphie du «pass·e» sanitaire divise. Le gouvernement a préféré la forme courte, sans «e» final, sur le modèle de son Pass culture. Mais le 1er juillet l’Académie française a proposé «passe». Enfin même la passe sanitaire, au féminin, même si elle admet le masculin. Dans les médias, de plus en plus de titres passent au «passe», même s’il reste pour l’instant une forme très minoritaire dans les articles publiés ces trente derniers jours. A Libération, on a décidé de garder «pass», ce qui nous vaut une flopée de messages de lecteurs mécontents de cette graphie. Pourtant, personne n’est jamais entré en croisade pour ou contre l’une des formes de clé/clef. Alors, pourquoi ces crispations autour de «pass» ?
Déjà, parce que c’est un anglicisme. C’est la première justification de l’Académie française pour rejeter «pass». Car les anglicismes, c’est mal. Sauf cabine, redingote, tabou, véranda, bifteck ou même bol. Tous ces mots, et des quantités d’autres, ont un jour été empruntés à l’anglais, puis ont parfois changé de forme, se sont transformés. Et aujourd’hui, personne ne s’insurge de leur utilisation.
Depuis plusieurs siècles, ces échanges linguistiques – les Britanniques adoptent aussi beaucoup de nos mots – préoccupent bon nombre de locuteurs qui s’érigent en gardiens d’une langue française plus pure. Le linguiste Edouard Bonnaffé faisait ainsi remonter «l’envahissement» de l’anglais au XIXe siècle, dans un livre paru en… 1920.
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Le reste de la justification de l’Académie française rend tout aussi perplexe. Déjà parce qu’elle prône le féminin, à rebours des pratiques courantes. «Les Académiciens se présentent comme les greffiers de l’usage, c’est-à-dire qu’ils doivent normalement arbitrer entre plusieurs usages. Mais dans ce cas, ils ont pris la décision seuls, en invoquant des exemples littéraires anciens, alors que personne n’utilise le féminin», déplore le maître de conférences en linguistique française à l’université de Lorraine, Christophe Benzitoun, auteur de l’essai Qui veut la peau du français ?
En plus, souligne-t-il, le texte de justification a été repris presque mot pour mot depuis le site du Trésor de la langue française informatisé, sans que les «immortels» ne mentionnent leur source.
Liberté d’expression
Du travail un peu bâclé, qui n’est pas sans rappeler celui sur «la» Covid, dont l’Académie avait décrété la féminisation en mai 2020, plusieurs mois après l’installation du masculin dans l’usage courant. Là encore, avec une justification qui ne tient pas la route, pointe Christophe Benzitoun : «Si on suit leur règle, on devrait dire aussi la week-end parce que fin de semaine est féminin.»
Mais alors, si l’Académie française n’est pas vraiment en mesure de déterminer ce que l’on doit dire et ne pas dire, qui peut-on suivre pour savoir comment écrire «pass·e» ? En fait, qui décide du bon français ? «Personne !» s’amuse le linguiste de l’université de Lorraine. Il explique : les mots qu’on peut employer et la forme qu’on peut utiliser sont protégés par la liberté d’expression. Cela fait partie des droits de l’homme. Ainsi, personne ne peut obliger les médias à préférer une graphie à l’autre. En général, chaque titre décide d’uniformiser ses pratiques et inscrit ses propres règles dans une charte.
Désaccords entre dictionnaires
Chez Libé, ce sont les chefs du service édition qui tranchent ce genre de questions. Ils ont décidé de garder «pass», «au bout d’une discussion d’environ dix-sept secondes où on s’est tous dit que c’était bizarre de mettre un ‘‘e’’ à pass», raconte Jérôme Balazard, l’un des chefs. Il explique : «On suit l’usage, c’est un mot anglais passé dans la langue française, ça n’a pas de sens de le franciser.» Si l’on en croit les recherches saisies sur Google, cette forme est extrêmement dominante, même si on remarque une légère augmentation de l’utilisation du «passe» depuis le 10 juillet.
Le chef du service édition de Libération cite également l’exemple du Navigo, la carte de transports d’Ile-de-France, qui s’écrit généralement «pass» dans la presse. A l’exception notable du Monde, dont le service correction recommande le «e» final, qu’il soit Navigo ou sanitaire. «Le mot est dans le Larousse et le Robert, dictionnaires usuels que nous utilisons en première intention. Tout simplement. Le mot ‘‘pass’’ est un anglicisme», explique Zdenka Stimac, l’une des correctrices. En revanche, le journal a dû se résoudre à adopter le Pass culture, qui est une marque déposée.
«L’obligation d’écrire correctement s’impose uniquement en contexte scolaire, dans les concours et dans l’administration. Dans ce dernier cas, il y a une commission terminologique qui décide des mots à utiliser. A l’école, c’est plus flou», déroule Christophe Benzitoun. Il n’y a aucun texte officiel qui fixe les règles et terminologies. Alors, les profs se basent sur les dicos, les précis de grammaires et décident des bons usages un peu à leur sauce.
«Il y a plusieurs milliers de mots où les dictionnaires ne sont pas d’accord», rappelle le linguiste. Et ce n’est pas grave. C’est même plutôt une richesse. Mais en France, déplore-t-il, on s’en tient souvent à une vision très puriste de la langue, contrairement aux Anglo-Saxons, par exemple, qui ne s’alarment pas des variations orthographiques d’un mot.
Pässse sanitaire
On peut donc même écrire «pässse» si ça nous chante. Bon, le but d’une langue est quand même de se comprendre. Et ces petits points sur le «a» avec cette prolifération de «s», inhabituels pour un œil francophone, induirait probablement en erreur le lecteur.
Ces petits débats sur la langue française sont aussi et souvent un bon prétexte pour étaler son savoir grammatical et de reprendre comme un maître d’école ceux qui «pallient à», qui «s’excusent» et qui «se rappellent de quelque chose». Et de rappeler, tel un stylo rouge, qu’on pallie quelque chose, qu’on ne s’excuse pas soi-même et qu’on se rappelle quelque chose… Mais le fait de rabâcher des formes anciennes n’a plus beaucoup de sens quand la pratique a changé, rappelle le linguiste : «Même si l’usage majoritaire est impropre, l’usage a sa logique propre.»
Cette rigidité face au changement, bien française, a un impact direct sur l’apprentissage de notre langue, surtout à l’écrit, selon Christophe Benzitoun. Il estime que cela creuse de plus en plus l’écart entre le français parlé, qui évolue sans cesse, et sa version écrite, corsetée dans des règles d’un autre siècle.
«C’est ce qui fait que le niveau en orthographe chute et on peut prédire qu’il va encore baisser, au fur et à mesure de cette décorrélation», analyse-t-il. Et d’inviter à se sentir plus libre avec la langue, un «outil de liberté plutôt que d’oppression». Donc d’écrire «pass.e» comme ça nous chante.
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