L’article d’opinion d’Alexis Lafleur-Paiement (publié le mercredi 5 mai) au sujet de Napoléon et de son approche historique ne peut rester sans réponse quant à sa compréhension erronée de l’histoire et du travail des historiens. De prime abord, je peux pardonner à l’auteur sa méconnaissance de la démarche historique puisque doctorant en philosophie politique. La démarche de réflexion et d’analyse n’est pas la même et on le voit clairement dans son approche plus politique qu’historique de la figure de Napoléon.
Tout d’abord, quand l’auteur, qui en fait critique la chronique de Christian Rioux du 30 avril dernier, débute en soulignant de manière péjorative la prise de pouvoir de Bonaparte en 1799, le premier réflexe de l’historien est de rappeler qu’il faut toujours se rapporter au contexte de l’époque. On ne peut juger d’un événement à partir de nos valeurs contemporaines. Quel est l’état de la France en 1799 ? Instabilité politique, corruption. Les Français, qui sont encore dans le sillage de la Révolution française, sont en quête de stabilité, ce que Bonaparte comprend, et il s’impose alors comme l’homme fort du moment. Oui, c’est un coup d’État. Oui, aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques, il est difficile de valoriser ce type de prise de pouvoir, mais en 1799, il permet de tourner la page de la révolution et de ses soubresauts. Alors, oui, comme le mentionne très bien Christian Rioux, pour l’histoire (telle que rendue par les historiens), Napoléon est le reflet de son époque.
Vient ensuite le rappel du rétablissement de l’esclavage, de l’infériorisation des femmes avec le Code civil de 1804… Là aussi, le contexte de l’époque permet de comprendre les faits. Tout d’abord, on ne peut calquer la condition des femmes au XXIe siècle à celle de leurs aïeules du début du XIXe siècle, ce serait une grossière erreur d’appliquer le présent au passé. La Révolution française n’a pas fondamentalement changé la condition des femmes en France, qui est historiquement une société patriarcale. Le Code civil, rappelons-le quand même, est un condensé des avancées de la Révolution française afin de les inscrire dans la gestion de l’État et de la vie civique. Il faut attendre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle pour voir émerger des mouvements féministes. Quant à l’esclavage, c’est une décision politique controversée, certes, mais là encore, qui répond à son temps. Avant que la Révolution industrielle ne s’impose dans la première moitié du XIXe siècle, c’est la force humaine qui demeure le principal moyen de production (remplacée ensuite par la force de la vapeur). Dans les colonies françaises (comme ailleurs d’ailleurs à cette époque), l’esclavage revêt un intérêt économique et stratégique pour la France dans les Antilles. Certes, pour nous aujourd’hui, et après les déboulonnement de statues de généraux confédérés aux États-Unis, la lecture de ces faits passés en fait un réquisitoire contre Napoléon. Mais au début des années 1800, Napoléon agit alors dans l’intérêt de la France et dans les balises socioculturelles de son époque : pourquoi vouloir lui prêter des idéaux qui ne s’imposeront que bien après lui ?
Enfin, prétendre que « l’histoire n’est jamais neutre et toujours écrite au présent. Par et pour les vivants » montre une méconnaissance du métier d’historien. La question de l’objectivité en histoire est un vieux débat, mais il est un élément à ne pas oublier : l’histoire est une science et, de ce fait, l’historien suit une démarche donnée pour faire parler les sources, les interpréter. Ce sont ces règles qui permettent de différencier l’histoire (où l’historien tend à rendre le passé au plus près de ce qu’il a été et d’éclairer ses acteurs à la lumière de leur époque) de l’opinion politique, où le passé est plié aux valeurs du présent.
Pour conclure, je dirais simplement que l’article d’opinion d’Alexis Lafleur-Paiement reflète son interprétation du passé, mais n’est en rien l’approche des historiens de ce passé clivant de la France. Napoléon est un personnage complexe et incontournable de l’histoire de la France. Il est le précurseur de l’État moderne en France et même, par ses guerres, et là aussi nous avons tout un débat, il éveille l’idée nationale chez les peuples européens. Que serait l’Europe aujourd’hui sans Napoléon ? Un peuple ne peut véritablement tirer de leçons de son histoire que s’il est à même de faire face à son passé dans toute sa complexité. C’est ce que le président de la République, Emmanuel Macron, a choisi de rappeler par sa présence à des activités de commémoration de la mort de Napoléon, le 5 mai 2021.
Napoléon, un réactionnaire. Et alors? - Le Devoir
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