Nous sommes tombés par hasard sur Frostpunk dans une boutique et l’avons adopté dans un instant de pure sérendipité. Pour dire, nous ne connaissions même pas la licence du jeu vidéo dont il est tiré. J’ignorais complètement qu’il serait à ce point proche de l’ADN de l’un de mes jeux phares, Robinson Crusoe ; avec un thème plus sombre qui porte plutôt du côté This War of Mine. J’ignorais plus encore qu’il allait pouvoir se hisser à leur niveau.
Jouer à Frostpunk d’Adam Kwapiński, c’est un peu comme regarder les Fils de l’Homme d’Alfonso Cuarón. On observe une société écroulée sur elle-même, criblée d’une multitude de crises qui nous rappellent un peu trop de choses. Malgré les curseurs qui tremblent et hurlent au secours, on continue d’y croire quand même jusqu’au bout. À tort, bien souvent.
Y a un petit air frais ou c’est moi ?
Dans Frostpunk, notre micro société tient bon face au froid éternel grâce à un énorme générateur à charbon qui menace sans cesse de nous lâcher. Il faut l’alimenter et le surveiller comme un ogre perpétuellement insatisfait au milieu d’une terre abiotique. Du charbon dans les terres sauvages et enneigées devra être trouvé et ramené à la colonie. Or, les ressources de mère Nature sont rares, et épuisables. C’est la fin de l’abondance comme dirait l’autre.
Alors quoi tu veux aller explorer dans le froid ? Ok, mais tu vas choper la mort ! Littéralement. Partir dans une zone non couverte par notre système de réchauffement, c’est certainement revenir malade. Et avec le manque d’accès aux soins, qui dit fiévreux, dit dernier sommeil. En tant que dirigeant, on ne peut pas prendre des risques inconsidérés, car à trop perdre de citoyens, c’est game over. Déjà qu’on n’a jamais assez de monde pour mener toutes les tâches à bien … Alors oui bien sûr, on pourrait mettre les enfants au boulot pour aider un peu. Mais s’il leur arrive quoi que ce soit, le moral de l’entièreté des troupes va fondre comme neige au soleil. Je sais que du soleil on en a pas beaucoup, mais justement. Dans Frostpunk, s’il n’y a plus d’espoir, c’est la fin.
Voilà un petit aperçu du genre de problématiques que nous propose cet adorable petit jeu.
Frostpunk est à prendre avec des moufles.
Il vaut mieux le savoir : Ne vous attendez pas à gagner votre première partie. Peut-être pas la deuxième non plus. Peut-être pas la troisième. Mais il y a des petites victoires dans chaque session. Certes, de courte durée. Que voulez-vous, il faudra s’en contenter. Un parti pris bien brutal, certes, mais en total adéquation avec le propos. Frostpunk est féroce, exigeant. Long. Il est brillant et cassant comme un morceau de chocolat très noir.
Mécaniquement, l’ADN de Frostpunk peut se résumer à placement d’ouvriers + gestion de ressources. Il vous faudra déneiger pour découvrir des terres avec, espérons-le, quelques ressources (le bois, mon amour) qui permettront de chauffer le générateur et de bâtir toutes sortes de constructions (autant de nouveaux espaces pour nos meeples : infirmerie, cantine, abris, scieries, etc). Sans cela, point de salut !
Vous avez un certain nombre de Lois qui peuvent être votées afin de tordre un peu les règles du jeu à votre convenance. Les Technologies que vous allez pouvoir développer, pas mal utiles, sont tirées aléatoirement au début de la partie. La mise en place et l’objectif dépendront du scénario choisi, et c’est très appréciable car cela apporte une vraie rejouabilité.
Chaque matin, un événement vous tombera dessus au réveil, nécessitant aux leaders que vous êtes de prendre une décision difficile. Chaque soir, vous tirerez une carte conséquences et pourrez soupirer sur vos choix antérieurs. Chaque joueur possède aussi une main de cartes citoyens avec des effets coup de boost parfois très importants. Chaque tour, on lâche des cubes de charbon dans la grande “tour à dés” aka le générateur et on prie pour qu’il n’en ressorte pas trop. Vous pourrez essayer de vous souvenir combien restent coincés dedans si vous y parvenez mais vos neurones vont avoir pas mal de connexions à effectuer !
La défaite, la redoutée, survient de bien des façons. La chaudière vous lâche définitivement (trop de cubes tombent de la tour), trop de malades, trop de morts, mais aussi l’espoir qui s’évanouit, le mécontentement qui fulmine … Il vous faudra garder un œil sur tous vos curseurs en permanence, en prêtant une attention très particulière aux décès, car on s’en doute, c’est un peu la clef – garder les gens en vie, c’est mieux -. Le hic, c’est le niveau d’intrications de tous ces curseurs, ou comment la dégringolade de l’un peut entraîner un autre puis l’ensemble dans une fatale agonie.
L’ensemble des règles prend du temps à expliquer : on part sur quelque chose de plus gros qu’un Robinson – qui n’était déjà pas rachitique. Cela dit, tout s’intègre plutôt très bien. L’immersion joue à plein, surtout dans la première moitié de la partie quand des tas de décisions de société doivent être prises sans que l’on en sache encore les conséquences. Un vieux menuisier fabrique des jouets avec des restes de bois dans la colonie ? Vous avez trois options : lui dire en substance “Hey rend nous ce bois, c’est précieux !” ou plutôt “Ok, tu sais quoi, c’est trop chouette ce que tu fais pour les enfants, on va s’arranger pour te donner un peu de bois en plus.” Ou “Bon, continue ton truc mais vas-y doucement quand même avec les ressources”. Selon votre décision, les conséquences ne seront pas les mêmes plus tard, vous tirerez une carte qui vous rappellera votre choix et le retour de bâton pourra être violent – surtout si vous oubliez de tenir vos promesses. Ainsi la table a toujours d’intéressants dilemmes à trancher : sacrifier quelque chose d’important maintenant pour miser sur l’avenir, ou régler les problèmes de façon plus radicale en vous préparant à un contrecoup plus tard… On vous laisse le soin de choisir votre poison.
Le jeu vous fait donc miroiter des gains à court terme pour des coûts à long terme, et vice versa. Par l’accumulation de pressions, il vous pousse à prioriser au plus pressé. Ok entassez-les gens dans les ruines, on verra pour reconstruire, au moins ils se tiendront chaud cette nuit ! C’est le genre de phrases que vous pourrez prononcer à haute voix durant la partie. Autant dire que les débats sont bien vivants et que la thématique nous éclate au visage. Quand tout semble s’écrouler dans la colonie et que vous décidez de faire des promesses en sachant pertinemment que vous ne pourrez pas les tenir, juste histoire de temporiser un peu, et d’éviter que tout espoir se dissolve totalement… vous avez alors vraiment l’impression d’être le dirigeant d’un monde en plein effondrement. À éviter les soirs de déprime !
Avec Robinson on pouvait déjà bien sentir la pression de la survie. Ici, ce n’est plus de la pression, c’est de l’apnée avec des boulets attachés aux pieds. Plus la partie avance, plus les exigences augmentent. Ho non, la tempête revient ! il nous faut absolument reconstruire des abris, tout en mettant des ressources de côté, et nourrir les gens (y en a plein qui ont déjà jeûné hier)… Mais comment ? On a de plus en plus de malades ! Aurions-nous du faire passer la loi sur le travail des enfants ? Car oui Frostpunk, à l’instar d’un This War of Mine, vous met régulièrement face à des dilemmes moraux compliqués. On a envie de laisser les enfants jouer tranquillement dans leur abri, mais force est de reconnaître qu’ils représentent potentiellement 20% d’actions en plus. Et comme chaque joueur le sait bien, dans n’importe quel jeu de pose d’ouvriers, avoir un max de meeples à envoyer au turbin change la donne. Alors qu’allez-vous voter ?
Seul regret : La fin de nos parties ressemblaient moins à des prises de décisions difficiles mais plutôt à des choix par défaut tranchés de façon automatique dans un contexte où tout nous échappait de façon exponentielle. Disons que l’on payait très cher les mauvaises orientations prises en amont. On a alors le sentiment de voir le Titanic couler en essayant d’écoper avec une tasse. Pourtant le jeu ne nous prend pas en traître : on connaît un certain nombre d’éléments d’avance. Et on sait que le froid ne fera qu’augmenter, que la chaudière tremblera de plus en plus dangereusement, qu’il y aura plus de malades, parfois l’accueil de réfugiés à gérer, ou mieux, de réfugiés malades (je vous ai parlé des dilemmes moraux compliqués ?). Mais si en plus de tout ça vous n’anticipez pas la suite et prenez du retard sur vos objectifs, ce n’est qu’une question de temps avant la fatidique disgrâce. Autant dire que vos encéphales devront brainstormer un max pour tirer le meilleur de chaque situation tout en prenant les paris les plus mûrement réfléchis.
Only a fool would think that hell is hot.
À l’heure actuelle, nous avons perdu toutes nos parties. Mais cela ne nous décourage pas d’y revenir, et d’essayer encore. Au contraire. Par contre, un conseil, soyez vigilants sur les règles ! Elles ne sont pas mal écrites, loin s’en faut, néanmoins le tout est assez dense et un détail mal compris peut vite vous coûter (ultra) cher. Ce fut notre cas avec la règle de l’adjacence que nous avons interprétée de la façon la moins favorable possible. Retenez une chose : dans le doute, choisissez la voie la plus avantageuse pour vous. Vous perdrez sans doute quand même 😉
Alors oui, le jeu met la barre très haut, et oui, le propos n’est pas très gai. Ne vous lancez pas dans Frostpunk en pensant trouver un petit jeu sympathiquement post-apo, un énimène steampunk coolos ou déjantés. On est dans de la gestion de crise façon réalpolitique, les deux pieds dans la neige, sans chaussettes. Il faut trancher avec la réalité des chiffres : on surveille notre nombre de malades, notre nombre de morts, etc. Mais on n’a pas pour autant l’impression d’être devant un Excel glacial, grâce au décor crédible posé par le scénario et à la narration qui file nos choix. Par ailleurs, il y a aussi de l’incarnation dans cette colonie puisque nous avons tous ces cartes citoyens en main avec des capacités spéciales. Quand quelqu’un meurt, c’est une carte citoyen avec une capacité, mais aussi un visage, un nom et un prénom qui est défaussée. Et au passage, l’espoir de la colonie bascule d’un cran. Ce n’est pas juste un chiffre qui décroît.
En termes d’édition, c’est quasiment un sans fautes, mais le jeu prend énormément de place et autant de temps à installer.
Petit bémol, la piste des malades et celle des citoyens étant la même, ce n’est pas toujours d’une super lisibilité. De même pour les meeples ouvriers qui sont de la même couleur que les ressources bois (et quasiment de la même taille). Le générateur peut se mettre sur le plateau mais cela amoindrit alors un peu la lisibilité, nous préférons le placer à côté.
À part cela, la direction artistique est plutôt forte, à la hauteur des enjeux. La rejouabilité semble considérable (multiples tirages, les scénarios, les divers niveaux de difficulté…). Je n’ai pas essayé le mode solo mais d’après ce que j’ai entendu, il serait tout à fait solide. Nous avons joué à deux et trois joueurs et les deux configurations étaient fluides et agréables (j’ai particulièrement aimé les débats à trois joueurs).
Ce que j’aime dans Frostpunk et que j’aimais dans Robinson, c’est de voir comment nos décisions nous poursuivent. Elles déroulent une séquelle narrative, voire un petit sidequel. Les enjeux poussent les joueurs bisounours dans une voie où ils finissent piégés, l’idéalisme et nos valeurs morales modernes ne s’accommodant pas toujours bien des exigences de survie et de fin du monde. Et le jeu ne fait pas de cadeau. On peut toujours faire un “retour arrière” sur une décision manifestement très mal avisée, en mode coopératriche, surtout sur les premières sessions. Mais passé un certain moment dans la partie, Frostpunk semble toujours prêt à éclater, et notre société à basculer dans le chaos. La mécanique peut être déflagrante tant un mauvais choix entraîne beaucoup de ricochets. Un peu de souplesse autour de la table ne fautera pas. À ce stade, nous ne pouvons qu’imaginer humblement la jouissance d’une victoire face à un jeu pareil !
En attendant de retenter le coup, on s’est lancés dans le jeu vidéo … bon bha c’est pas gagné non plus … #maso
—
– C’est vraiment la fin du monde alors ?
– Oui.
– On devrait s’étendre et se mettre un sac en papier sur la tête, ça aidera un peu ?
– Non pas du tout.
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