Quand les chiffres manquent, les visages, les gestes et les attitudes peuvent avoir valeur d’indices. Dimanche 31 juillet, aux environs de 22 heures, alors que les résultats des élections législatives tenues ce jour étaient égrenés bureau de vote par bureau de vote sur les radios sénégalaises, les rires et les embrassades étaient à chercher au quartier général de l’opposition. « La région de Dakar, c’est plié. Thiès et Ziguinchor aussi. Saint-Louis, c’est favorable. On fait une razzia sur toutes les villes du pays et dans la diaspora », se réjouit un cadre de Yewwi Askan Wi (YAW, « libérer le peuple »), la principale coalition de l’opposition, focalisé sur sa « plateforme antifraude », où sont compilés en temps réel les résultats sortis des urnes.
Le renouvellement des 165 sièges à l’Assemblée nationale est en jeu pour ce dernier test électoral avant la présidentielle, prévue en février 2024. « Ouh là là, je ne peux plus respirer, c’en est trop pour moi », s’esclaffe une petite femme tout en rondeur, lorsque arrive le cortège de Barthélémy Dias, le nouveau maire de Dakar élu en janvier dernier, prêt à aller parader dans les rues de la capitale sénégalaise dont il va également rester député… Cette fois élu sous les couleurs de l’opposition.
Ici, tout le monde n’a plus qu’un mot à la bouche, « cohabitation », et son corollaire : la fin des ambitions présumées du président Macky Sall de briguer un troisième mandat à la tête du Sénégal, sur lequel le principal intéressé entretient le flou. « Nous allons nommer le premier ministre, le gouvernement et peut-être laisser quelques ministères de souveraineté à Macky. Il peut en tout cas commencer à préparer sa valise. Maintenant, allons jubiler dans les rues avant les autres ! », dit Momar Thiam, un cadre de YAW.
Sourires obligés
A quelques kilomètres de là, l’immense QG de Benno Bokk Yakaar, (BBY, « unis pour le même espoir »), la mouvance au pouvoir, a les allures d’un paquebot au terminus d’une croisière un peu triste. Les sourires sont obligés, les journalistes un peu moins bienvenus. Aminata « Mimi » Touré, la tête de liste battue dans son bureau de vote à Kaolack, n’a pas la mine triomphatrice. « Pour l’instant, ce n’est pas si mal », lâche brièvement l’ancienne première ministre qui a conduit la campagne de BBY avant de rejoindre une nouvelle salle de réunion. « Nous sommes en tête, même si nous ne sommes plus à l’époque des scores soviétiques », jure une source se définissant comme « non autorisée ». Le député et avocat El Hadji Diouf, connu notamment pour avoir défendu bec et ongles l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré lors de son procès au Sénégal, plaide devant l’entrée du bâtiment. « Que l’on perde à Dakar, ce n’est pas une surprise mais vous allez voir la remontada quand les votes des campagnes vont arriver », assure celui dont la dernière cliente célèbre n’est autre qu’Adji Sarr, la jeune masseuse qui a accusé le très pieux et populaire leader de l’opposition, Ousmane Sonko, de « viols et menaces de mort ». Depuis la rue résonnent quelques coups de klaxon narquois.
Puis, alors que la nuit s’est profondément installée sur Dakar, BBY convoque une conférence de presse et s’insère dans la guerre de positionnement. « Nous avons gagné trente départements sur quarante-six. Ceci nous donne incontestablement une majorité. Notre victoire est sans appel », proclame devant les caméras « Mimi » Touré, que beaucoup voyaient au perchoir à l’issue du vote. Immanquablement, sa déclaration vient enflammer les esprits des opposants.
« Un pouvoir aux abois »
« Vulgaire mensonge », rétorque aussitôt Barthélémy Dias sur la radio privée RFM. « La cohabitation est inévitable. Vous avez perdu cette élection au niveau national. (…) Cette forfaiture ne passera pas », promet-il. Un communiqué de « la conférence des leaders » de YAW suit pour prendre notamment « à témoin l’opinion nationale et internationale contre toute tentative de manipulation des résultats ». Celui-ci appelle « également tous les Sénégalais à rester debout pour la sécurisation de la victoire du peuple ».
La joute électorale prend des allures de crise post-électorale. Au Sénégal, les élections ne se déroulent jamais sans incidents mais, depuis plus de vingt ans et la reconnaissance par le président Abdou Diouf de sa défaite face à l’opposant Abdoulaye Wade, une tradition non écrite veut que le perdant reconnaisse sa défaite le soir même du vote. Elle a, semble-t-il, vécu.
Lundi, en fin d’après midi, l’un des leaders de YAW, l’ancien maire de Dakar, Khalifa Sall, a estimé que la « victoire ne fait aucun, aucun doute » face à « un pouvoir aux abois. » Selon les calculs présentés par l’un de ses lieutenants, Déthié Fall, l’intercoalition formée avec la mouvance regroupée autour de l’ancien président Abdoulaye Wade obtiendrait « au moment où l’on vous parle » 83 députés, soit tout juste la majorité des 165 sièges. Un autre leader de l’opposition est ensuite venu délivrer un message direct à l’endroit de « ces Occidentaux qui n’arrêtent pas d’aduler ce président parce qu’il leur a promis des contrats (…) Le peuple sénégalais ne veut plus de ce président ! (…) Il est temps qu’ils s’en rendent compte ! »
« Une percée de l’opposition »
Du côté de BBY, Pape Mahawa Diouf reconnaissait « une percée de l’opposition », mais le responsable de la communication de la coalition au pouvoir insistait : « Nous aurons au minimum 83 députés et resterons majoritaires ».
« C’est le pire des scénarios, quand chacun annonce sa victoire et refuse l’idée de sa défaite », analyse un diplomate sur place, prédisant l’entrée en jeu rapide de dignitaires religieux et de notabilités locales pour qu’une solution soit trouvée. « Si les gens sortent cette fois, peut-être qu’ils ne reviendront pas en arrière », dit encore cette source.
Quelle que soit l’issue de ces législatives, une victoire étriquée du pouvoir ou une cohabitation qui l’obligerait à nommer un gouvernement qui lui est hostile, Macky Sall apparaît aujourd’hui comme le premier perdant des législatives. « Il y a un vrai risque qu’il soit paralysé pour toute la fin de son mandat », prévient un observateur local. Quant à la perspective d’une candidature à un troisième mandat, contraire à l’esprit de la constitution, et au potentiel hautement inflammable, celle-ci n’a jamais paru aussi compromise.
Les résultats officiels provisoires, puis les définitifs proclamés par le Conseil constitutionnel, sont attendus d’ici la fin de semaine.
Au Sénégal, risque de crise politique alors que les deux camps se disputent la victoire aux législatives - Le Monde
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