Dans son nouveau livre*, David Baverez estime que l’Europe et la Chine devraient construire au XXIe siècle la même relation que celle érigée entre les États-Unis et l’Europe au siècle passé.
Quelle forme va prendre la crise économique suite à cette crise sanitaire, selon vous?
Toutes les crises économiques deviennent des crises financières et finissent en crises monétaires. Aujourd’hui, nous assistons à une "drôle de crise", car nous avons l’impression qu’il n’y a pas de crise. Mais c’est faux. On arrose de liquidités et ça va se finir en dévaluation des monnaies. Avec une exception: la Chine, seul grand pays qui a refusé de monétiser la dette. Derrière ce refus, il y a une idée importante: il n’y a pas de pays fort sans une monnaie forte. En Europe, nous pensons que nous allons nous en tirer avec une dévaluation compétitive. Or, le déclin de l’Europe du Sud a montré que cette stratégie est inopérante. Actuellement, la monnaie que les investisseurs recherchent est de manière surprenante le Yuan, pourtant non convertible. En 2020, il n’y a jamais eu autant d’investissements américains en Chine…
"En Europe, l’utilisation du principe de précaution a été désastreuse. Nous avons généré des faillites et nous avons payé des gens à ne rien faire."
Le "quoi qu’il en coûte", prononcé par Emmanuel Macron, a été le leitmotiv de très nombreux pays durant cette crise. Le surendettement des États vous inquiète-t-il?
Le "quoi qu’il en coûte n’a pu être prononcé que par un président qui n’a pas d’enfant. Cette expression révèle un mépris profond pour les générations futures, c’est de la déresponsabilisation totale. Il y avait une autre politique à mener: celle du leadership, qui allie une extrême fermeté à une extrême empathie. C’est ce qui nous a manqué. En Europe, l’utilisation du principe de précaution a été désastreuse. Nous avons généré des faillites et nous avons payé des gens à ne rien faire.
Mais les États-Unis ont aussi adopté ce système avec un plan de relance faramineux...
C’est vrai, et c’est très étrange. Pour la première fois aux États-Unis, on a payé des gens à ne rien faire. On pouvait, à la limite, accepter de tout fermer, mais, dans ce cas, il fallait au moins former les gens inoccupés à la future révolution digitale…
"La leçon du covid, c’est que nous passons d’un monde de 700 millions de privilégiés en Occident à une planète composée de 8 milliards d’habitants."
En définitive, quelle leçon peut-on tirer de cette séquence?
La leçon du covid c’est que nous passons d’un monde de 700 millions de privilégiés en Occident à une planète composée de 8 milliards d’habitants. Les grands problèmes sont globaux. Il n’y a pas de solution locale au problème environnemental, par exemple. Fort heureusement, les technologies sont planétaires. Prenons l’exemple du vaccin. On annonçait qu’il ne pourrait être mis en place qu’en deux ou trois ans. Or, dans une start-up de Mayence, BioNTech, un couple germano-turc a lancé en six mois le premier vaccin contre le covid en s’alliant à Pfizer. Tout le monde a été touché par cette pandémie, même les milliardaires. Demain, c’est le climat; après c’est la nutrition. Cette fois, on sait que l’on doit changer. L’accélération de la digitalisation va nous y aider. C’est elle qui va nous permettre de partager les ressources, non pas en fonction de nos moyens, mais en fonction de nos besoins.
"À l’avenir, nous n’allons plus définir la monnaie en fonction de l’organisme émetteur, les banques centrales ayant perdu leur crédibilité, mais par rapport à son usage."
La monnaie va-t-elle entrer pleinement dans l’ère digitale suite à cette crise?
Pour l’instant, nous ne voyons que l’aspect négatif des monnaies digitales, avec le bitcoin notamment. D’ailleurs, il va selon toute vraisemblance être interdit, et sans doute pour des raisons environnementales. Mais nous allons inventer d’autres monnaies digitales. Malheureusement, comme sur d’autres sujets, l’Europe est en retard. À l’avenir, nous n’allons plus définir la monnaie en fonction de l’organisme émetteur, les banques centrales ayant perdu leur crédibilité, mais par rapport à son usage. Lorsqu’il y a une grande crise, la question est toujours là même: où mettre l’argent public pour relancer la machine? Jusqu’ici, les gouvernements ont toujours pensé à la construction. Mais regardons ce que fait la Chine depuis un an: elle relance son économie à partir du digital.
"Le risque est que la Chine et les États-Unis s’affrontent en Europe. Ce serait le pire scénario: les États-Unis nous taxeraient et les Chinois nous pilleraient notre technologie."
Cette crise a fragilisé l’Europe, selon vous?
Il y a un danger de "yemenisation" de l’Europe. Actuellement il y a, non pas une guerre froide, mais une "paix froide" entre la Chine et les États-Unis. Mais le risque est que la Chine et les États-Unis s’affrontent en Europe. Ce serait le pire scénario: les États-Unis nous taxeraient et les Chinois nous pilleraient notre technologie.
C’est pourquoi, selon vous, il est temps de repenser notre lien avec la Chine, de créer des ponts?
Pour le comprendre, il suffit de repenser à la relation entre l’Europe et les États-Unis au XXe siècle. En 1920, les États-Unis tuent la Société des Nations. C’était le pays le plus isolationniste au monde. À l’époque, pour la plupart des gens, il était impensable d’envisager un rapprochement entre l’Europe et les États-Unis. Aujourd’hui c’est la même situation avec la Chine. Je ne dis pas que le pari est gagné, mais cela devrait être un objectif à long terme.
"Aujourd’hui, en Chine, deux factions rivales se font face: une tendance étatique qui estime que la Chine "fermée » sur elle-même ne s'est jamais aussi bien portée et, de l’autre côté, les entrepreneurs chinois, qui pensent, à l’inverse, que chaque fois que la Chine s’est refermée sur elle-même, elle est allée droit dans le mur."
Mais en Chine, est-ce que l’on croit à ce rapprochement ?
Il n’y a pas qu’une Chine. Aujourd’hui, deux factions rivales se font face: une tendance étatique qui estime que la Chine "fermée" sur elle-même ne s'est jamais aussi bien portée et, de l’autre côté, les entrepreneurs chinois, qui pensent, à l’inverse, que chaque fois que la Chine s’est refermée sur elle-même, elle est allée droit dans le mur. Ces entrepreneurs savent qu’ils ont besoin de savoir-faire qu’il faut aller chercher ailleurs. La question est: quelle tendance va l’emporter? L’Europe doit aider ces entrepreneurs chinois privés.
"En Europe, nous avons des hommes politiques ordinaires alors que la période est extraordinaire. Aucune leçon politique n’a été tirée de cette crise."
Les entrepreneurs sont donc en première ligne?
En Europe, nous avons des hommes politiques ordinaires alors que la période est extraordinaire. Aucune leçon politique n’a été tirée de cette crise. Les hommes politiques ont vingt ans de retard. À l’inverse, je crois que nous avons des entrepreneurs extraordinaires pour une période extraordinaire. Le secteur privé a déjà intégré les leçons de cette crise.
"Je crois fermement que nous sommes capables, nous aussi en Occident, de mettre l’intérêt collectif au-dessus de l’intérêt individuel. C’est la cohésion de la société chinoise qui doit nous faire rêver."
La question de la démocratie n’est-elle pas la pierre d’achoppement qui empêche tout rapprochement avec la Chine?
L’Europe est le continent des droits de l’homme. La Chine est le pays des devoirs de l’homme. Il faut trouver un équilibre entre droits et devoirs. Va-t-on assister à une montée de droits en Asie ou une montée des devoirs en Europe? La révolution digitale a fait apparaître progressivement une opinion publique en Chine et le virage environnemental du gouvernement chinois est principalement dû à Internet. À l’extérieur de la Chine, la diaspora chinoise étudie notre système. Elle analyse et intègre le meilleur de l’Occident. Quand je parle de grand pont entre la Chine et l’Europe, cela ne veut pas dire que nous allons devenir Chinois ou communistes. Mais je pense que nous devrions, nous aussi, étudier plus précisément le système chinois et voir ce que nous pouvons en tirer. À mes yeux, la force de ce système, c’est la primauté de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel. C’est pour cette raison que les Asiatiques pensent qu’ils vont gagner, car ils estiment que l’Occident est beaucoup trop individualiste. À l’inverse, je crois fermement que nous sommes capables, nous aussi en Occident, de mettre l’intérêt collectif au-dessus de l’intérêt individuel. C’est la cohésion de la société chinoise qui doit nous faire rêver.
"Une baisse de la population en Chine ne représente pas un réel frein à la croissance économique, compte tenu de la très faible productivité chinoise."
La Chine vient d’autoriser les familles à avoir trois enfants. Elle fait face au problème de la baisse de la natalité. N’est-ce pas un frein potentiel à la croissance économique du pays?
Une baisse de la population en Chine ne représente pas un réel frein à la croissance économique, compte tenu de la très faible productivité chinoise. En revanche, la question de la valeur fondamentale de la famille est un enjeu important. Un jeune chinois ou une jeune chinoise, pour donner un sens à sa vie et s’extraire du carcan familial, doit s’inventer une vie virtuelle. Or pour s’inventer une vie virtuelle, il/elle a besoin de contenu, un contenu que l’on retrouve dans notre savoir-vivre européen. C’est précisément le rêve qu’incarne l’Europe aux yeux des Chinois. L’Europe doit redevenir cette boite à outils pour la Chine.
David Baverez interviendra lors des "Rencontres Stratégiques du Manager BSPK" ce jeudi 10 juin 2021 à Luxembourg.
*Chine-Europe, le grand tournant, David Baverez, le Passeur , 197 p., 18,90 €
David Baverez: "En Europe, nous avons des hommes politiques ordinaires alors que la période est extraordinaire" - L'Echo
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