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Saturday, December 17, 2022

Ils n'ont pas eu de prix, et alors ? Six livres à mettre sous le sapin - Le Point

Le Tumulte, de Selim Nassib

« Beyrouth te suivra jusqu'à ton dernier souffle, où que tu sois », cette phrase deux fois citée en forme de prophétie dans ce magistral roman est celle d'un confrère de l'auteur, le journaliste libanais Georges Boustany, écrite au lendemain de l'explosion du 4 août au port de Beyrouth, et elle dit bien le souffle qui traverse le magistral roman de Selim Nassib. Elle avertit aussi son lecteur : ce livre le suivra, où qu'il soit. Tant sa force est pénétrante, de la première scène jusqu'à la dernière ligne, tant ce roman du Liban a valeur universelle (il vient d'obtenir le Prix France Liban). Longtemps, Selim Nassib fut reporteur dans son pays natal pour Libération, en pleine guerre. Mais de ses reportages il fait ici littérature, cousant et brodant sur le fil autobiographique les événements qui ont secoué son pays en éclairant les enjeux d'une histoire tragique, et l'actualité. C'est intense, poignant, on croirait tenir un thriller, mais c'est la vie d'un garçon né de parents qui ne s'entendent pas (euphémisme) ou du moins ne se parlent pas, père addict au jeu, mère résiliente, tous deux juifs, elle vient de Syrie, lui d'Irak, et leur passeport est iranien. Entre ces deux êtres déjà se dessine la complexité du vivre ensemble, de l'intime, comme du collectif, et la recherche de l'appartenance, question qui court tout au long du livre. Le narrateur grandit dans le quartier juif de Beyrouth, scolarisé dans une école juive, où le père musulman de son meilleur ami enseigne l'arabe, on y vit à ses côtés, à chaque instant, dans cette première partie du livre qui retrace le chemin vers l'âge d'homme. La seconde, dans le courant de 1968, raconte l'engagement étudiant à gauche, dans cette fraternité politique où Youssef (double romanesque de l'auteur) rejoint « une tribu » de son choix. Quels portraits inoubliables de tous ces camarades, du gourmand Fouad, de l'ambitieux Rocco, mais encore de la féministe Jawa, jeunes gens pleins de fougue, fracassée : « La vision internationaliste et de gauche qui nous tenait à cœur était battue en brèche par celle qui réduisait l'affaire à un conflit sur la terre entre Juifs et Arabes – et cela ne nous plaisait pas du tout. »

À LIRE AUSSIRoman – Sabyl Ghoussoub remonte le temps

Enfin, quand Youssef devenu journaliste « couvre » depuis Beyrouth l'année 1983, troisième partie, s'écrit alors sous nos yeux le quotidien de la guerre, on suit presque pas à pas le reporteur qui ne tient que grâce à ses doses d'héroïne, le cœur serré, accroché à son souffle, lors de scènes serrées, rapides, haletantes. Il est intérieurement déchiré, et se regarde avec une lucidité admirable, n'occultant rien de ses peurs, de la tendresse qui s'invite, de la fuite, et de la violence. Tout ce qui fait aujourd'hui Histoire passe ainsi par la peau du narrateur, Arafat quittant le Liban, le massacre de Sabra et Chatila, la réalité si perceptible de la ville divisée, Bertouth Est, Beyrouth Ouest. Et si l'on croit tenir avec une lecture de poids risquant, sous le papier cadeau, de peser sur le moral des troupes, on se trompe : la littérature quand elle embrase ainsi éclaire et rend plus proche, en voici la démonstration sans faille. Il faut ce courage admirable, de la part d'un écrivain qui jamais ne se donne le beau rôle, ni l'inverse, pour nous entraîner avec son héros frère au cœur de ce Tumulte, un titre peu attractif au départ, mais dont on mesure l'exactitude après être sorti de ce voyage au bout du bruit et de la fureur qui vous marque au corps et au cœur. La marque des très grands livres.

Ed de l'Olivier, 416 pages, 21,50 €,

Le vent du Nord dans les fougères glacées, de Patrick Chamoiseau

Mais de quel vent du Nord dans les fougères glacées nous parle Patrick Chamoiseau depuis sa Martinique, dans son nouveau et somptueux livre, témoignage recueilli auprès des vieux conteurs, devenu lui-même conte, poétique, philosophique, hommage de toute beauté à l'oralité ? Le dérèglement climatique aurait-il à ce point touché son île natale ? Pas à ce point, non, mais l'imaginaire a tous les droits, et le prix Goncourt 1992 (pour Texaco, trente ans déjà) signe aujourd'hui un livre ouvert, la narration d'une aventure qui nous emmène au-dessus de la commune de Sainte-Marie, à l'assaut des mornes, à la suite d'une petite troupe (Bebert la science, Man Delcas la vannière, sans oublier deux jeunes gens…) partis en quête du dernier des conteurs, du maître Boulianno qui a disparu sans léguer son art aux générations suivantes… Est-ce si sûr ?

Le narrateur qui relate cette odyssée vers les hauteurs s'adresse à l'écrivain, qui lui-même se met en scène avec beaucoup de malice (« Chamoiseau, je vois votre sourcil perplexe ») et ce qu'il lui conte est une quête à la fois ancrée dans le paysage bien réel, mais qui transcende tous les temps pour se mettre à l'écoute intemporelle de la parole. Où Boulianno le maître inégalé se cache-t-il ? Qui pourrait donc prendre la relève, succéder au conteur le plus illustre de l'île ? À ce « homme de la nuit » lui « dont la parole nous emportait avec lui hors des mangroves éteintes où nous gisions » ? la troupe en marche s'adjoint un jeune conteur mais aussi, quelle surprise, une jeune fille venue de loin, qui sera surnommée « l'anecdote » ! « Cette virgule vivante qui nous suivait sans gêne. » Faire d'une étrangère qui écrit sur son téléphone, dans cette tradition où rares sont les femmes, celle qui, peut-être, pourrait… Mais on ne va pas affaiblir le suspense, qui n'est pas le moindre des joies de ce livre majeur. Il vient clore la trilogie que l'écrivain a consacrée au conte avec Solibo le magnifique, puis Le Conteur, la nuit et le panier. La nostalgie passe, la tristesse est balayée par le vent, le savoir et la joie marchent de pair, il faut faire cette expérience du langage accédant à ce niveau de beauté, sans façon, et se laisser guider par la prose d'un immense écrivain qui réussit à faire ressentir jusqu'au plus profond de soi les réponses ici déposées comme petits cailloux, en forme de possibles à « la » question : « Qu'est-ce donc que raconter ? » 

éd. du Seuil, 331 pages, 19, 50€

Le Feu du milieu de Touhfat Mouhtare

La poésie des Mille et une nuits, les étapes d'une quête du Graal, les avatars du Mahabharata, la puissance des légendes africaines, voilà – au moins — ce qu'évoque Le Feu du milieu, second roman de la Comorienne Touhfat Mouhtare, totalement envoûtant. Le Coran en est le pivot. Dans cette île d'Itsandra, située au nord de Moroni, la capitale de la Grande Comore, le maître, Fundi, enseigne le texte sacré à quelques toutes jeunes esclaves, le savoir en gage d'avenir. Gaillard, narratrice du livre, est l'une d'elles, particulièrement douée pour l'étude. Sauvée d'un infanticide, elle a grandi auprès de celle à qui elle doit la vie, sa mère adoptive, Tamu. Un jour, une rencontre avec la belle Halima va changer le destin de la servante. Cette jeune fille de la bonne société, qui fuit un mariage arrangé pour vivre son grand amour, fait de Gaillard sa confidente et lui remet un objet : l'un des cinq dés derrière lesquels se cache une légende…

Combien de voyages dans le temps et l'espace dans d'autres peaux que la sienne (devenant tour à tour Cervantès, vous avez bien lu, une lionne parmi d'autres avatars…) fera-t-elle alors, et dans quel but ? Cet apprentissage incandescent ne peut se résumer, il faut le vivre aux côtés de jeunes femmes ardentes et rebelles à leur sort. Spiritualité, amour, relecture émancipée du Coran, tout résonne à la fois de tout temps et d'aujourd'hui dans cette traversée si originale. D'une écriture vive, claire, imagée, cet ovni érudit et foisonnant révèle d'autres cieux ô combien étoilés. 

Éd. Le bruit du Monde, 346 pages, 20 €

Deux secondes d'air qui brûle de Diaty Diallo

Diaty Diallo frappe fort et s'il faut conseiller un livre à offrir à des « jeunes », ou à ceux qui ont envie de faire un tour dans la vraie vie de banlieue, voici un premier roman à la langue détonante, bien construit et bien envoyé, une vraie découverte, même si la jeunesse de banlieue du XXIe siècle ne l'a pas attendue pour entrer en littérature : de Faïza Guène avec Kiffe kiffe demain à Wilfried Nsondé avec Fleur de béton, en passant par Habiba Mahany avec Kiffer sa race, moins connue que son frère Mabrouck Rachedi, et on en passe. Comme l'écrit Frantz Fanon, « Chaque génération doit, dans une relative opacité, affronter sa mission : la remplir ou la trahir. » Eh bien, Diaty Diallo, née dans le 78 et vivant dans le 93 (c'est bien précisé dans son CV au cas où on demande leurs papiers d'identité aux écrivains), remplit plutôt bien, dans Deux secondes d'air qui brûle au moins deux missions d'un coup : incarner avec une magnifique tendresse fraternelle ces silhouettes trop souvent caricaturées, et donner voix au chapitre de ce court roman à Astor, Chérif, Issa, Demba, etc.

Première scène un 16 juillet, au soir, dans un parking où ça danse : Astor, le narrateur, rencontre Aïssa. Coup de foudre. Mais ce même soir, Astor attend Samy, qui ne vient pas, pourquoi ? Inquiétude, les deux roues, etc. C'est Chérif, son grand frère qui doit veiller cet été sur le jeune Samy pendant que leur mère est au bled, et ce n'est pas simple ! « Il a la sensation de devoir dealer avec un petit savon mouillé qu'il est impossible de retenir dans ses mains. » Un soir d'été, le lendemain, les uns, les autres, leurs envies « bon enfant » (mais qui a droit à ce qualificatif dans ce décor ?), le barbecue de fortune fabriqué par Chérif n'échappe pas à la police et, une chose après l'autre (traduisez, une interpellation après l'autre, et combien de fois par mois, par semaine, par jour ?), tout va tourner très mal.

Dès les premières pages, on sait que cela se jouera autour du petit Samy, pour lequel on ne peut qu'éprouver de la tendresse, comme pour son aîné responsable, qui suit des études de droit, et pour tous les grands, Demba qui écrit et chante, Nil, l'artisan, ou encore Issa qui va devenir éducateur. Tous ont été des « petits frères ». Astor, aussi, qui raconte et nous fait rêver avec ses bouquets de jardinier amoureux. Diaty Diallo écrit bien sur les fleurs, et très très bien sûr la danse : il n'y a plus qu'à se bouger, la musique des corps est sur la page. Et puis il y a Samy, donc. Qui, plus petit, voulait savoir pourquoi se trouvait un phoque parmi les bas-reliefs sculptés au pied de la Pyramide, « la tour Eiffel du quartier », le monument et lieu de rendez-vous de la bande : « Pourquoi il a atterri là le phoque ? » questionne l'enfant. « Et moi j'improvisais. […] en fait, il rentre chez lui en Norvège, il était parti visiter des amis au Mali, mais il a eu trop chaud, il a pas pu rester […]. » Alors Samy qui aime les histoires « se met à rêvasser, chantonner et sautiller un bout de bois dans sa petite main. » Sensible sans sensiblerie. D'aucuns pourront toujours parler de démagogiquement correct. Gloser sur les « gentils et les méchants ». Ce serait rater le vrai sujet, l'écriture.V.M.L.M

Éd. du Seuil (Fiction & CIE), 176 pages, 17,50 €.

Petite sœur de Marie Nimier

Son frère, Mika, 28 ans, est mort. « Je ne suis pas allée à la crémation. Pas la force », confie Alice, qui ne l'avait pas revu depuis sept ans, déjà en deuil en quelque sorte. Ce livre qu'elle est en train d'écrire raconte pourquoi. Marie Nimier a failli intituler son seizième roman « Une chambre chez les autres ». Parce que sa narratrice va s'installer loin de chez elle, dans un appartement dont elle a la garde en échange de celle du chat (Virgile) du propriétaire. Marie Nimier aurait pu aussi l'appeler « Sœur et frère ». Finalement, c'est Petite sœur. Alice n'avait que treize mois de différence avec son petit frère, qui pourtant l'a toujours appelée ainsi. Pour écrire ses souvenirs, remonter le fil de cette relation toxique, la narratrice, fragilisée, est soutenue par sa merveilleuse grand-mère anglaise, la fantasque Georgia, qui suit le cours de son écriture.

Prix Médicis 2 004 pour La Reine du silence, où s'écrivait le deuil de son père, Roger Nimier, l'écrivaine qui sait si bien pénétrer les familles, leurs secrets, leurs ambiances, le tournant que prend une vie apparemment installée, travaille ici deux sujets finement imbriqués : celui d'une emprise, celle d'un jeune frère sur sa sœur, et celui de l'écriture. N'est-ce pas Mika qui, enfant, aidait Alice à « tracer les lettres, à les dessiner ? » Lutter avec les mots, trouver ses marques dans le décor d'un autre, s'accrocher pour tenir bon (mais le pathos n'alourdit jamais la plume délicate de Marie Nimier), observer les autres dans cette ville inconnue : « Toute cette énergie déployée pour que le monde tienne debout me bouleverse. »

Une semaine après l'autre, le manuscrit avance, les scènes deviennent de plus en plus étranges, le malaise augmente derrière ce que les parents (un couple de comédiens) nommaient « taquineries » ou « asticotages ». Il grandit encore quand, à sa demande, Alice vit en colocation avec ce frère dont, non, elle n'était pas amoureuse, mais auquel elle était « liée ». On suppute le récit du pire, on attend, elle reporte. Il viendra. Le chat qui avait fui l'appartement reviendra aussi. Ouf. La possibilité de l'avenir aussi ?

Éd. Gallimard, 240 pages, 19 €

Les Liens artificiels de Nathan Devers

Le quatrième ouvrage de Nathan Devers raconte l'histoire d'un jeune homme triste, qui crée en ligne un autre lui-même et en tombe amoureux. On la connaît, cette histoire, et on le sait, elle finit mal : tandis qu'il se contemple à l'eau de la métasource, Narcisse 3.0 meurt de ne pas assouvir sa passion pour lui-même. Dans Les Liens artificiels, Nathan Devers plonge dans l'enfer des métavers. Nathan Devers, 24 ans, agrégé de philosophie, rédacteur en chef de la revue « La Règle du jeu » et chroniqueur à la télévision, notamment dans L'Heure des pros sur CNews et dans Vivement dimanche aux côtés de Michel Drucker, est le normalien de la rentrée – il y en a toujours un, celui qui sort du bois et de l'autofiction avec un sujet vertigineux : le brouillage des mondes réel et virtuel. Parce que oui, « il fallait la raconter, cette spirale, écrit-il. La spirale de ceux qui tournent en rond entre le virtuel et la réalité. Qui perdent pied à mesure que s'estompe la frontière entre les écrans et les choses, les mirages et le réel, le monde et les réseaux. Le cercle vicieux d'une génération qui se connecte à tout, excepté à la vie. »

D'abord, il y a l'état des lieux. Facebook est un fossile. Même les écrans sont des momies. Zuckerberg le sait et il vient d'annoncer qu'il mettrait bientôt en ligne, même s'il patine un peu en ce moment, un univers virtuel grandeur nature avec non plus simplement « likes », « filtres » et « stories » mais avatars, casques de réalité virtuelle, deepfakes et cryptomonnaies, villes immersives et mirages 3D. Cet autre monde, l'inverse de la réalité, son adverse même, « le métavers », est le sujet du roman de Devers, il s'appelle « l'Antimonde ». Créé par Adrien Sterner, démiurge milliardaire et messianique elonmuskien, il est la nouvelle raison d'être de Julien Libérat, antihéros houellebecquien exemplaire, pianiste fauché, chanteur raté et mauvais amant qui y « renaît » en super-poète riche, et beau, et médiatique.

À LIRE AUSSIBHL – Retenez bien ce nom : Nathan Devers

Comme c'est impressionnant, quand les mots devancent les algorithmes et qu'un écrivain épingle les grands mamamouchis du réseau. Les personnages de Devers ressemblent à ceux de la Bible ou de l'Odyssée. Avec leurs addictions qui ne sont rien d'autre que la forme moderne d'un instinct de surpuissance écrit sur la chair de l'homme depuis la nuit des temps. En parlant au présent du passé des hommes et surtout de l'avenir, de leur avenir (très) proche ; Devers nous livre une réflexion anthropologique du monde « virtuel » en temps « réel ». Sous sa plume classique, il nous raconte l'histoire de tous ceux qui tètent comme des bêtes à la mamelle des pixels avant de se faire engloutir par le lait mortifère. C'est édifiant comme une tragédie racontée par un homme qui rit, ou une comédie racontée par un homme qui pleure. Marine de Tilly.

Éd. Albin Michel, 336 p., 19,90 €.

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