« J’ai grandi à My Tho, une ville du sud du Vietnam. Il y a peut-être 300 000 habitants. Mes parents y tiennent une entreprise d’aménagement d’intérieur. Ils vendent des murs, des parquets – un peu comme Leroy-Merlin, mais en vraiment plus petit. Ça marche bien, mais pas de quoi se vanter. On est de la classe moyenne.
C’est ma mère qui parlait à la maison ; mon père, non. C’est un taiseux, un macho typique qui aime qu’on fasse comme il veut. Alors, de l’affection, des câlins, il n’y en avait absolument pas. Et de toute façon, c’est quelque chose qui n’existe pas dans notre culture. On ne se prend pas dans les bras. On n’exprime pas ses sentiments. Les montrer est même considéré comme immature, faible. On ne montre pas sa colère. On ne montre pas sa tristesse. On est des robots. On ne sait pas, et on ne cherche pas à savoir qui on est. Et à la fin, on meurt.
Ma mère, ce qu’elle voulait, c’était que j’aille vivre à l’étranger. Ça aussi, c’est quelque chose de très commun dans notre pays. On nous éduque pour être bon en maths et en physique, et après on nous paie notre billet. Donc, moi, après l’école, j’allais en cours du soir, le week-end aussi. Des vacances, des hobbies ? Non. Est-ce que ça pouvait aider à être médecin ou ingénieur ? Non. Je travaillais comme une dingue, je me sentais en compétition avec mes copains de classe, j’avais beau tout donner, j’étais pas la meilleure. Mais ça n’empêchait pas ma mère de me répéter encore et encore : « Tu es l’aînée. Tu es la proue du bateau. Tu as un petit frère et tu dois montrer l’exemple. Tu dois avoir une position de leader. Et tu ne peux pas échouer. Tu te dois de réussir. » Et moi, j’acquiesçais.
Pas de vagues
Alors, quand je suis arrivée au Canada, à 20 ans, j’ai foncé tête baissée. Nous, les Asiatiques, on gagne le respect par le travail. On ne l’ouvre pas, on ne fait pas de vagues. On travaille dur pour que la deuxième génération ait les moyens de faire ce qu’elle veut. La première n’a rien.
J’étais à Montréal. Le week-end, je servais des soupes dans un restaurant vietnamien, et la semaine, j’allais en cours. Il fallait suivre le plan. Rien ne devait venir le perturber. Il était prévu sur vingt-cinq ans. Oui, en effet, je calcule tout, tout le temps. Je pense toujours en termes de risques et de récompenses, pour le plan. Donc, un : apprendre la langue. Deux : décrocher un master. Trois : avoir un job. Prolonger le visa. Obtenir la nationalité canadienne. Un jour, une de mes amies coréennes me demande : « Combien de temps tu comptes rester ? — Comment ça ? » J’ai vite compris la différence entre elle et moi. Entre ceux qui viennent d’un pays développé et ceux qui viennent d’un pays du tiers-monde. Elle, elle pouvait rentrer chez elle, à la maison, dans un pays riche, avec un bon système économique. Mais moi, je n’avais pas ce privilège, il me fallait ce passeport « fort » pour commencer ma vie.
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Au p'tit bonheur : « Alors des amis, oui, je m'en suis fait. Mais parce que c'est la norme d'en avoir » - Le Monde
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