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Saturday, February 12, 2022

Soudan : alors que l’arbitraire persiste, la résistance ne lâche rien - Le Point

La fumée noire s'échappant des pneus brûlés fait suffoquer les manifestants. Le son des tambours et tam-tam rythment les slogans révolutionnaires. Les larges étendards aux emblèmes des comités de résistance surplombent les drapeaux soudanais brandis ou portés en cape ou encore les mains poussiéreuses des femmes, des hommes et des enfants qui ont érigé des barricades en pierres et briques en travers d'une route goudronnée. Tous les symboles d'une nouvelle « marche du million », nom donné à cette manifestation monstre, sont réunis en ce chaud après-midi du jeudi 10 février. Ils sont une bonne centaine, rassemblés au milieu d'un carrefour de l'est de Khartoum, avant de rejoindre des milliers d'autres militants prodémocratie au niveau d'une gare routière du sud de la capitale. Cette énième manifestation, depuis le coup d'État du 25 octobre, vise à réclamer la libération des dizaines de citoyens arrêtés en moins de quatre mois. Le coup de filet s'est accéléré avec la restauration, le 26 décembre, des pleins pouvoirs des services de renseignements, ou GIS (anciennement NISS).

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Face aux arrestations, une résistance décentralisée

« Les militaires veulent ainsi stopper le hirak*, mais ce mouvement ne s'arrêtera pas. Nous n'avons pas peur du tout. Même s'ils nous tuaient tous, nous continuerions à nous battre pour notre liberté », assure Omaser**, une membre d'un comité de résistance venue avec ses deux petits garçons. À travers ces interpellations massives, elle décèle le désespoir des militaires qui « n'ont rien pu faire après plus de cent jours au pouvoir. Ils ont échoué à former un gouvernement car ils ont besoin de civils ». Des ministres d'intérim ont toutefois été nommés, notamment pour valider le budget 2022.

« Cette campagne d'arrestations ne fonctionnera pas car les comités de résistance sont très décentralisés. Il n'y a pas de figures centrales. Nous sommes ici pour témoigner notre solidarité avec les personnes arrêtées, mais, dans le même temps, leur mise en détention n'aura pas vraiment d'influence sur la survie du mouvement », prévient Marine Alneel, une psychologue d'une trentaine d'années, participant elle aussi à ce cortège pacifique. Deux jours plus tôt, le hashtag #88Plus s'est propagé sur les réseaux sociaux. Il s'agit du nombre de citoyens officiellement détenus pour leurs activités révolutionnaires. Ils seraient en réalité plus de 200, selon l'Association des avocats d'urgence.

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Des interpellations d'hommes politiques…

Trois figures politiques viennent de s'ajouter à ce chiffre avec l'interpellation, le 9 février, de l'ancien ministre des Affaires du cabinet, Kahlid Omer, par ailleurs membre clé de la coalition des Forces pour la liberté et le changement (FFC), de Wagdi Salih, à la fois porte-parole des FFC et ex-membre du comité chargé de démanteler l'ancien régime, et de Othman Al-Tayeb, secrétaire général de ce même comité – dont nombre de décisions ont été révoquées depuis le retour en force des généraux. Tous les trois avaient déjà été arrêtés au moment du coup, puis libérés lors du bref retour de l'ex-Premier ministre Abdallah Hamdok. Ils sont désormais accusés d'« abus de confiance criminel ».

« Ces cas ont l'apparence d'une adhésion à un certain niveau d'État de droit, mais ils sont appliqués de manière arbitraire et motivés par des raisons politiques, dans le contexte d'état d'urgence toujours en vigueur. Il est difficile, par conséquent, de prouver leur caractère légal », analyse Kholood Khair, du centre de réflexion Insight Strategy Partners. « Ces hommes ont été très actifs ces deux dernières semaines, en particulier Wagdi Salih qui a dénoncé la corruption parmi les soutiens du coup d'État militaire, souligne Hafiz Ismail, défenseur histoire des droits de l'homme et directeur de l'organisation Justice Africa Sudan. Les militaires tentent de museler l'opposition en ciblant les personnes qui évoquent leur corruption et leurs réelles intentions, car tous leurs plans sont en train de s'écrouler et qu'ils ne savent plus quoi faire. »

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… qui sont le signe d'une certaine nervosité

Nazik Awad, une chercheuse soudanaise qui travaille en tant que consultante dans les domaines des droits humains, de la corruption et de la militarisation, confirme. « Cette campagne d'arrestations constitue une nouvelle déclaration de l'échec d'un processus politique qui ne répond pas aux attentes des militaires. Ces interpellations représentent, en outre, une démonstration de pouvoir à l'intention de la communauté internationale », commente-t-elle. Le ministre des Affaires étrangères a d'ailleurs qualifié d'« ingérence flagrante dans les affaires intérieures du Soudan » les tweets des diplomates de la troïka (États-Unis, Royaume-Uni et Norvège) condamnant ces arrestations.

La résistance maintient ses mots d'ordre

À la manifestation de soutien aux détenus, des affiches à l'effigie de ces figures politiques écrouées étaient visibles. La majorité des messages réclamaient cependant la libération des membres des comités de résistance. « Tupac n'est pas un meurtrier, Tupac est un combattant », pouvait-on lire sur une pancarte jaune. Tupac est le surnom de Mohamed Adam, un jeune homme de 17 ans qui vient d'obtenir son baccalauréat. Le 15 janvier, les forces de l'ordre l'ont embarqué devant un hôpital de Khartoum, où il venait rendre visite à ses amis, blessés lors de la manifestation du 13 janvier, encore une fois férocement réprimée. Il a lui-même reçu deux balles dans la jambe droite. Or les policiers l'accusent d'avoir tué le brigadier Ali Mohamed Briama au cours de cette marche. Plusieurs irrégularités, comme la publication d'un article annonçant la mort de ce policier la veille de la marche ou encore le retrait puis la remise en ligne d'un communiqué maladroit de la police, ont néanmoins décrédibilisé les charges pesant sur Tupac.

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Au-delà du cas de Tupac, une politique de ciblage

Sa mère, Nidal Suliman, explique par ailleurs qu'il se trouvait dans le viseur des autorités depuis le putsch. « Ils ont déjà essayé de le tuer à plus de quatre reprises. Des voitures ou des motos se sont arrêtées plusieurs fois devant chez nous pour le chercher. Il a aussi reçu des messages et des appels de menaces. C'est pour cela qu'il a décidé, le 13 janvier, d'aller manifester à Khartoum, où il avait moins de risques de se faire arrêter que dans la ville voisine d'Omdourman où nous habitons », détaille-t-elle.

Au bout d'un mois, la famille a enfin été autorisée à voir Tupac dans la prison de Kober, au nord de Khartoum, célèbre pour abriter également l'ex-dictateur Omar el-Béchir. « Il a été sévèrement torturé. Ses geôliers lui ont planté des clous dans la jambe. Il pleurait beaucoup. Il nous a dit qu'il était isolé, battu, insulté et enfermé dans une cellule souterraine », rapporte sa sœur aînée, Gabwel Adame, ajoutant que son frère a entamé une grève de la faim. Son avocate, Eman Hassan, n'a toujours pas été autorisée à le voir. Ce qui n'est pas légal alors qu'en plus, en raison de son âge, Tupac devrait être placé en centre de détention pour mineurs. « La police et le procureur général ne respectent pas la loi et protègent les criminels, dénonce Eman Hassan. Le général Burhane poursuit, lui, ses objectifs politiques en tentant de décourager les Soudanais de continuer à manifester », constate-t-elle en référence au chef de l'armée et principal architecte du coup d'État.

Le 1er février, plus de 80 avocats avaient remis un mémorandum au procureur général pour lui demander d'enquêter sur ces arrestations arbitraires. Dix jours plus tard, ils n'avaient reçu aucune réponse. Ni la peur de la prison ni celle des balles et bombes lacrymogènes qui ont fait au moins 79 victimes ne suffisent, pour autant, à décourager les partisans d'un gouvernement uniquement composé de civils. Ils descendront de nouveau dans les rues ce lundi 14 février.

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* Ce terme fait référence au mouvement de protestation qui a entraîné la démission du président algérien Abdelaziz Bouteflika en avril 2019, neuf jours avant l'éviction du dictateur soudanais Omar el-Béchir.

** Elle témoigne sous pseudonyme par mesure de sécurité.

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