C'est un quartier en mouvement. Le deuxième plus grand de Lille avec ses 26 754 habitants. Un quartier où se côtoient les communautés, où se mêlent précarité et richesse, familles et trafiquants. Dans le cadre de notre opération "Ma France 2022", nous avons sillonné ses rues, petites et grandes. Nous sommes allés à la rencontre de ces familles, commerçants, piliers de comptoir, sans-abris, étudiants... Wazemmes, un exemple du vivre-ensemble à l'heure de la présidentielle ?
"Vivant", c’est le mot qui revient sans cesse. Wazemmes est multiple. Wazemmes est cosmopolite. Son marché - le plus grand au nord de Paris - en est l'emblème le plus puissant. Chaque dimanche, cette institution attire 40 000 à 50 000 visiteurs, deux fois la population du quartier. Les touristes y croisent les fêtards venus terminer leur nuit. Les amis s'y retrouvent autour d’une bière et d’un poulet rôti. Surtout, les familles y remplissent le frigo pour un prix dérisoire.
En ce matin de février, le ciel est bleu place de la Nouvelle Aventure. Les nuages sont chassés par un vent puissant. Tout sourire, Naïla et Mohamed s'enthousiasment : "Wazemmes, c'est le paradis du commerce ! Le contact est si facile". Ainsi va la magie du lieu. Langues française et arabe s’entremêlent dans une même conversation. "Quand on vient à Wazemmes, on voyage sans avoir besoin de prendre l'avion !", s'amuse un autre couple.
Trois fois par semaine, le temps d'une matinée, la place devient un lieu de convergences. "Il y a un vrai sens du vivre-ensemble", se réjouit Nathalie. "C'est un quartier coloré, un quartier qui vit". Cabas à roulette à la main, cette mère de famille a ses habitudes. Douze ans qu’elle vit à Wazemmes. "Une bobo", assume-t-elle devant le stand bien garni d’une fromagère. "Pour les enfants, il y a les écoles publiques et privées, toutes les activités sportives, quelques petits parcs, des jeux. On y fait tout à pied".
A mesure que nous parlons, une autre réalité apparait en filigrane. Par rapport au marché, Nathalie vit "de l'autre côté de la rue Gambetta".
La rue Gambetta, c'est une fracture, un coupe-feu.
Nathalie, Wazemmoise depuis 12 ans
Deux Wazemmes se font face de part et d'autre et s'observent. A la supérette, "les gens comptent leur petites pièces de monnaie. Les Roms viennent faire les poubelles ici parce qu'ils savent qu'ils vont y trouver des choses".
Cette précarité est confirmée par les chiffres. Selon le recensement de 2015, 28% de la population wazemmoise vit sous le seuil de la pauvreté. 40% dans certains secteurs du quartier. Le taux de chômage y est de 9,1%, supérieur à la moyenne nationale. Avec 19 000 euros, le revenu annuel moyen par habitant est inférieur à la moyenne nationale. Cette pauvreté a choqué Nathalie quand elle s’est installée en 2010. Aujourd'hui, elle s'y est habituée.
En cette année électorale, la mère de famille en appelle à des efforts du gouvernement sur l'emploi et le pouvoir d'achat : "Quand il est bon, ça tire tout le reste vers le haut. L'argent stabilise. Avoir un travail, c'est essentiel. Quand je vois tous ces jeunes sans emploi, ça m'interroge. Quel avenir pour eux ? Quels espoirs ? Où va-t-on si notre jeunesse est malheureuse ?" Et d'insister sur le rôle de l'éducation, "la clef de toutes choses" à ses yeux.
Dans le cadre de notre opération "Ma France 2022", Sylvain de Tourcoing, 69 ans, nous a proposé une idée pour lutter contre cette pauvreté. Selon lui, "il faut une TVA à 0% sur les produits de première nécessité qui sont indispensables à tous, même aux plus pauvres". Sur la plateforme participative make.org, cette proposition recueille une majorité d'avis positifs : 203 votes, 71% pour.
Artère centrale de Wazemmes, la rue Gambetta est saisissante de contrastes. On vient de loin pour acheter la "viande de collection" de chez Evrard, les légumes de chez Parent, les produits italiens de chez Carlier, le pain signé Doucet… Ces épiceries fines font, elles aussi, la réputation du quartier.
Tandis qu'une clientèle aisée fait la queue devant les vitrines, des hommes et des femmes mendient. Benoît, 42 ans, m’explique comment il en est arrivé là après "une dispute avec ses parents". Entre les voitures garées, il a installé une petite table et une chaise. "Parfois, on m'insulte, mais bon… j'essaie de ne pas y faire attention".
Un peu plus haut, un autre homme est assis au sol près de son chien. "Un an et demi que je fais la manche. J'ai tout perdu après une séparation". Pour le moment, il dort dans un petit garage. En mars, il devrait enfin avoir son appartement dans le quartier. "Moi, je comprends que les gens ne donnent pas toujours. Je veux juste qu'on me dise bonjour". Tandis que nous parlons, une jeune voisine vient prendre sa tasse et lui amène un café chaud. Image furtive d'une solidarité toute simple et sincère.
A Wazemmes, des associations se battent. La tente des glaneurs est souvent citée parmi les beaux exemples d'entraide. Depuis 2010, ses bénévoles collectent et redistribuent chaque dimanche du pain, des légumes, des fruits et des fleurs à "une population en grande précarité et qui n'a pas accès à l'aide alimentaire". Une association bien connue des plus démunis.
Réunis autour d'un banc public place de la Nouvelle aventure, Pascal, Anaïs, Alexandre et Jo nous parlent de leurs difficultés. Ensemble, ils boivent des bières fortes. L'un d'entre eux reconnaît qu'il ne peut pas faire autrement "quand les mains tremblent dès le réveil". Ancien militaire, ancien entrepreneur, livreur à vélo, intermittent… tous s'entraident pour tenir. "Il y a beaucoup de souffrance ici, mais beaucoup d'amour aussi", nous confie Jo. La cannette à la main, ils rient et semblent partager un bon moment. Soudain, le visage de Jo se crispe.
Vous avez vu qu'on a évacué un corps il n'y a pas longtemps ?
Jo, livreur à vélo
Quelques jours plus tôt, Alexandre a été retrouvé mort dans le quartier. Mort de froid sur le parvis de l'église Saint-Pierre Saint-Paul. "Il était bourré. Il avait refusé de partir avec les pompiers, mais bon… des gens l'ont forcément vu", poursuit Jo. "On n'est pas capable de ramasser un mec en danger ! On est dans une société civilisée ou pas ?" La petite bande nous encourage à poursuivre notre route vers le "Cheval Blanc", rue des Sarrazins. "Une adresse incontournable", nous assurent-ils.
Nous sommes accueillis par Monique, la gérante du lieu. Quelques pas dans son restaurant, quelques mots et nous voilà déjà attablés. Elle est ainsi Monique. Chaleureuse dès le premier regard.
J'ai été élevée comme ça. Chez mes parents à Noël, il y avait toujours deux couverts de plus à table.
Monique, restaurant du Cheval Blanc
Taciturne, sa serveuse nous écoute. "Danielle était presqu'à la rue. On lui a trouvé un appartement, puis on l'a meublé. Tout le monde l'aide". Janine, 87 ans, est également là, un petit verre de blanc face à elle. "C'est la plus ancienne du quartier !".
En 24 ans, Monique a noué de nombreux liens avec les habitants. "Je ne quitterai jamais Wazemmes !" Et ces liens transcendent largement les communautés : "Une dame qui fait le marché me dépose des cornes de gazelles le dimanche". Elle se souvient alors émue : "Mes voisins musulmans sont venus saluer ma mère quand elle allait mal. Ils sont allés à l'église pour son enterrement… Eux qui n'étaient jamais entrés dans une église !"
En cette période de campagne électorale pourtant, quelque chose a changé dans le quartier. L'ambiance s'est crispée. Alors que je l'interroge, un commerçant musulman m'interpelle : "Vous venez montrer des poupées sans visage !". Il n'a pas digéré le reportage diffusé sur M6 stigmatisant, selon lui, la communauté musulmane de Roubaix. Il vend du miel à l'un de ses clients et finit par lâcher : "à chaque élection, c'est la même chose. On tape sur les musulmans".
Un peu plus loin, boulevard Montebello, je rencontre Hiba, 17 ans. Depuis quelques jours, cette lycéenne a décidé de revêtir le légiféré, voile complet et robe intégrale. "Je me sens libre comme ça", me dit-elle. Les bons résultats d'Eric Zemmour et de Marine Le Pen dans les sondages l'inquiètent.
J'aimerais changer de pays. Le port du voile gêne en France. Les regards me pèsent.
Hiba, 17 ans
Le quartier de Wazemmes serait-il tout à la fois le lieu de l'ouverture et du repli sur soi, du cosmopolitisme et de la peur de l'autre ? C'est Bénédicte, 62 ans, qui relève le mieux cet étrange paradoxe. Nous la rencontrons, une pelote de laine à la main, à la Lainière, une boutique bien connue de la rue Jules Guesde. "J'aime beaucoup ce quartier. J'aime sa mixité… mais je trouve que ça ne se mélange pas vraiment".
Bénédicte poursuit : "Que faire pour que les gens se parlent ? Ça ne va pas aller en s'arrangeant avec la campagne présidentielle. On a envie de vivre ensemble. Il ne faut pas s'arrêter à ce qui nous divise". Elle conclut : "C'est quand même incroyable ! On n'a pas encore trouvé le moyen d'associer des opinions et des croyances différentes ! Pourtant, la laïcité permet tout".
La religion et sa place dans la société sont au cœur de la campagne présidentielle. Dans le cadre de l'opération "Ma France 2022", Pierre, 49 ans, habitant de Lille, nous a ainsi partagé une idée : "il faut que les pasteurs, imams, prêtres, rabbins... soient de nationalité européenne afin d'éviter l'ingérence des puissances étrangères". Sur la plateforme make.org, les 178 votants se montrent cette fois partagés : 57% sont pour, 20% sont contre et 23% sont neutres.
Mais revenons à la Lainière. Charmés par les montagnes de pelotes, nous nous attardons un long moment dans la boutique. Son âme, c'est Jocelyne. 45 ans qu'elle a installé son commerce rue Jules Guesde. Pas question pour elle de déménager. Elle y reste malgré les trafics de drogues et de cigarettes.
"Samedi dernier, on avait encore un bus de Belges. Les gens viennent de partout pour notre laine. Ici, on s'pelote, on s'pelote", s'amuse-t-elle. Jocelyne ne nie pas les problèmes, mais "moi, ils (les dealers) me respectent. Ils me connaissent… et puis, on est dans le haut de la rue, ça va… Jules Guesde, ça dépend des moments".
La rue Jules Guesde a été entièrement refaite il y a quelques années. Elle abrite les premières caméras de vidéosurveillance de la ville. Pourtant, une étrange ambiance y persiste. Les dealers sont ici chez eux. Etudiante, Sonia vivait là il y a quelques années encore. "Je ne pouvais pas me payer un appartement trop cher". Elle se souvient du malaise qu'elle ressentait en sortant de chez elle. "On m'interpellait, on m'insultait. On me draguait. C'était vraiment lourd !" Vivant au rez-de-chaussée, elle devait supporter le squat des dealers sous ses fenêtres. Elle a tenu trois semaines avant de déménager. Une époque traumatisante pour elle.
La méthode est bien connue : harceler, agresser, racketter pour créer le malaise et le vide. "Le problème, c'est que les clients n'osent plus venir", nous confie un autre commerçant inquiet.
C'est pas facile de faire des affaires à côté des dealers. Il y a ceux qui surveillent, il y a ceux qui vendent. Pour nous, c'est vraiment difficile.
Un commerçant de la rue Jules Guesde
A la mairie de Lille, on ne nie pas le problème. "Il y a un sujet sécurité à Wazemmes", admet l'adjointe en charge du quartier. "Wazemmes a une vraie carte à jouer en tant que ventre de Lille. Là où les gens ont besoin de nous, c'est sur la sécurité".
Une fois par mois, Charlotte Brun anime une réunion avec la police. Depuis quelques temps, les cambriolages et autres vols à la roulotte sont en baisse dans le quartier : "Il y en a, mais moins qu'il y en a eu. On a un problème sur les sorties de métro Wazemmes et Gambetta. Les gens ne se sentent pas en sécurité, alors ils évitent ces lieux". Il y a aussi les voitures lancées à toute vitesse rue des Postes ou rue Barthélémy Delespaul, les rodéos de la rue de Wagram. "Laisse tomber", nous lance un jeune père sur le terrain de basket situé derrière la maison Folie.
C'est la jungle ici. Tu laisses ta voiture dehors, elle est fracassée !
Un père de famille près de la rue Wagram
Ces quelques mots, nous les échangeons sous le regard de jeunes dealers. Ils tiennent les murs. "Ce sont des réseaux endémiques depuis de nombreuses années", selon l'adjointe en charge du quartier. "Les démanteler, c'est notre priorité. Depuis juin dernier, on est passé à la vitesse supérieure. Un groupe de travail se réunit". De très grosses saisies ont permis de porter une sérieux coup à un trafic de cigarettes de contrebande et de protoxyde d'azote dans le secteur de la rue de Wazemmes.
Habitants et commerçants espèrent, mais sans grande illusion. Dans sa boutique de perruques et accessoires de mode pour cheveux, Charly se résigne : "On a eu plein de réunions avec la préfecture, mais ça n'a jamais rien donné".
Pour Charly, le vrai problème du moment c'est la crise du covid et le pouvoir d'achat. "La pandémie, c'est dur, très dur. Franchement, c'est l'incertitude. On n'arrive pas à se projeter. Pour nous, les petits commerçants, la crise économique a commencé un an avant le Covid. Que les politiques travaillent un peu plus pour nous ! Regardez, rue Gambetta, il y a beaucoup de locaux vides".
Aux quatre coins du quartier, les programmes de réhabilitation s'enchaînent. Rue Gambetta, rue des Postes, rue de Wazemmes… les projets de réaménagement se multiplient. Pour comprendre les mutations du quartier, il faut savoir d'où l'on vient. Charlotte Brun m'invite à regarder le compte Instagram de Domi Walter. L'homme partage de vieilles photos du quartier. Un travail de documentation passionnant.
"Regardez ces vieilles photos. A la fin des années 1970, Wazemmes était un quartier ouvrier, en partie insalubre, avec certaines maisons sans eau courante. Une métamorphose est en cours".
Ce que Lille a réussi, c'est de réhabiliter tout en gardant les différentes couches sociales de la population. Il y a une diversité sociale et beaucoup de lieux de mixité.
Charlotte Brun, adjointe à la mairie de Lille en charge du quartier de Wazemmes
A Wazemmes, on ne vit pas tous de la même façon, on ne se parle pas toujours, mais de nombreux lieux permettent de se croiser : en premier lieu le marché, mais aussi les clubs de sport, les écoles, les commerces. Et le gérant du Comptoir d'Orient de s'étonner des ventes inhabituelles d'une épice : la harissa à la rose est depuis peu particulièrement appréciée des cuisiniers en herbe adeptes des recettes simples d'Ottolengui, le dernier chef à la mode. C'est le grand atout de Wazemmes : on y trouve de tout !
Depuis plusieurs années, la municipalité tente de défendre la "vitalité commerciale" du quartier, mais le Covid a ébranlé la dynamique. La Voisinerie de Wazemmes fait partie des projets soutenus. Situé rue Barthélémy Delespaul, ce tiers-lieu de 220 mètres carré a été imaginé par Maïté. Entre la restauration, le coworking, les vide-greniers, les cours de yoga et autres privatisations festives, le lieu est baigné de lumière du matin au soir. "On n'a pas deux journées qui se ressemblent. Ça brasse des publics très différents".
Tandis qu'une grand-mère amène des vêtements à vendre, deux étudiantes travaillent leur thèse. "C'est le quartier où vivre", s'enthousiasme Juliette. "Je voulais tout faire à pied. Il y a le marché, les petits restos… Dans les bars de Wazemmes, tu peux tutoyer les gens. C'est naturel. Dans le Vieux-Lille, le tutoiement est plus marketing".
Wazemmes est un quartier jeune, quartier de la fête et des soirées arrosées. A la recherche de loyers abordables, les étudiants viennent y passer leurs plus belles années. 46% des habitants ont entre 18 et 30 ans. 58% sont même âgés de moins de 30 ans. "Wazemmes, c'est le campus universitaire", s'amuse une habitante. Juliette râle parfois sur les "crottes de chien, les alcoolos, le deal à la con" mais elle retient surtout "une vie chouette" : "De toute façon, je ne peux pas me permettre de vivre ailleurs".
Pour répondre à la demande de cette jeunesse fêtarde, les bars sont nombreux dans le quartier. Rue des Postes, les bars branchés pour trentenaire se sont multipliés ces dernières années. Une ancienne entreprise de dératisation a récemment cédé la place à une nouvelle enseigne branchée. Le quartier est en mutation, mais passer une rue, tourner à droite ou à gauche et vous retomberez soudainement dans un autre monde. Comme la rue Gambetta, un rond-point incarne cette fracture. "Tu vis avant ou après le serpent ?", entend-on souvent dans les conversations.
Alors que se termine nos pérégrinations, nous décidons de nous arrêter dans l'un de ses nombreux bars, le cœur de la vie wazemmoise. Nous avons choisi le Stout, rue Gambetta, pour son ambiance authentique. "Mon bar, c'est un lieu de rencontres", nous confie le gérant. "Ici, il y a les jeunes, les vieux, les enfants… parfois même des femmes qui allaitent leur bébé. Leur appartement est tout petit, alors ils viennent profiter d'un endroit un peu plus grand".
Et de conclure : "Wazemmes, c'est un village dans la ville. Ici, tu es un étranger le matin. Le soir même, tu sors avec des amis". Un client ajoute : "Y'a qu'à Wazemmes qu'on voit ça !"
Présidentielle 2022 : alors que la campagne électorale divise les Français, à Wazemmes, quartier populaire de Lille, on préfère parler de vivre-ensemble - France 3 Régions
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