L’Américano-Érythréenne Ciham Ali Ahmed a été arrêtée, le 8 décembre 2012, alors qu’elle tentait de traverser la frontière érythréenne pour se rendre au Soudan voisin. Sa famille demeure sans nouvelles depuis ce jour. Vanessa Tsehaye, responsable de campagne pour Amnesty International, estime qu'il s’agit d’un des nombreux cas de disparitions forcées orchestrées par le gouvernement érythréen. Entretien.
Pour quelles raisons Ciham Ali Ahmed a-t-elle été arrêtée ?
Nous ne savons pas. Il n’y a pas d’explications officielles à sa disparition. Mais nous supposons un lien avec le fait que le père de Ciham, qui était à l’époque ministre de l’Information, venait de quitter son poste pour se réfugier à l’étranger.
Êtes-vous certaine qu’elle se trouve en prison depuis sa disparition ?
Non, nous savons seulement qu’elle a disparu. Nous ne possédons pas de preuves qu’elle est en vie. Sa famille ignore à la fois ses conditions de détention et la ville où elle est retenue. En Érythrée, il est courant de ne pas avoir de nouvelles des prisonniers. C’est une technique pour éviter les campagnes de soutien ou d’appel à leur libération. En effet, plus le temps passe après une disparition forcée, moins on en parle. Nous devons, au contraire, poursuivre nos campagnes, même sans
savoir si les victimes sont vivantes ou non. Nous continuerons notre mobilisation pour Ciham, à moins d’avoir la preuve qu’elle n’est plus en vie.
Pourquoi le gouvernement américain ne s’est-il jamais mobilisé en faveur de Ciham Ali Ahmed, malgré sa citoyenneté américaine ?
Les États-Unis n’en voient pas l’intérêt. Son cas n’est pas célèbre. Il y a peu de pression pour inciter le gouvernement à agir, et celui-ci ne fait pas une priorité de la disparition de Ciham. Certains responsables se sont toutefois exprimés à titre personnel. Après la campagne que nous avons lancée à l’occasion de l’anniversaire de Ciham [elle a fêté ses 24 ans le 3 avril 2021, ndlr], le Comité des Affaires étrangères du Sénat des États-Unis a twitté pour témoigner son soutien. C’était la première réaction officielle depuis son enlèvement.
Cela a déclenché une conversation ouverte sur les réseaux et permis de parler de Ciham. Nous espérons que ce coup de projecteur va accroître la mobilisation pour sa libération. Rien ne nous indique, en revanche, que les États-Unis aient entamé un processus de négociations pour sa libération.
Quelles autres initiatives ont été entreprises pour la faire sortir de prison ?
Nous menons des campagnes en lien avec des organisations érythréennes. Nous tentons de coordonner ces initiatives en mobilisant les diasporas résidant dans différents pays. Il est impossible de manifester en Érythrée sans s’exposer à des sanctions sévères ou au risque de disparaître à son tour et d’être jeté en prison. Cela signifie que les citoyens ne peuvent pas s’exprimer à propos de la maltraitance humaine et des disparitions forcées. Il n’existe pas d’interdiction formelle de se rassembler, mais c’est devenu une loi tacite. De manière générale, les Érythréens ont peur et s’abstiennent. L’une des dernières tentatives de protestation remonte à deux ans. Des civils se sont regroupés à Asmara, la capitale, pour dénoncer la fermeture d’une école musulmane. Beaucoup ont été arrêtés. Il est difficile de savoir combien, dans la mesure où leurs proches évitent de communiquer pour ne pas s’exposer à des représailles. Ce rassemblement a, en tout cas, été interrompu. Il ne concernait pourtant pas un sujet sensible et il ne s’agissait pas non plus de dénoncer les atteintes aux droits humains.
Qu’est-ce qui caractérise une disparition forcée ?
Selon la définition légale, c’est une situation dans laquelle une personne est emmenée dans un endroit inconnu sans aucune procédure judiciaire, sans aucune explication et sans possibilité de contacter un avocat ou une organisation des droits humains. Cette pratique est très courante en Érythrée. Souvent, les victimes disparaissent, puis réapparaissent. Entre-temps, la plupart sont détenues, quelque part dans le pays. Mais les familles ne savent pas où se trouve leur proche, et aucun procès n’est prévu. Il est seulement question de rumeurs, sans preuve. C’est le cas pour Ciham, ainsi que pour les personnes arrêtées en 2001, date à laquelle le gouvernement a organisé une importante vague de disparitions forcées. Ce mode d’action est depuis devenu systématique.
Les premières disparitions forcées remontent donc à une vingtaine d’années ?
Des premiers cas se sont produits dès l’indépendance, en 1993. Puis, cela s’est effectivement amplifié en 2001, au moment où le pays a mis en place ses institutions afin d’établir un véritable État. Des journalistes ont été emprisonnés et les droits civiques ont disparu. Comme mentionné dans un rapport de la Commission européenne daté de 2015, l’Érythrée n’est pas un État de droit mais « un État de peur ». Les disparitions forcées sont perpétrées en toute impunité et de manière arbitraire.
Qui est spécifiquement visé et pourquoi ?
La plupart des Érythréens peuvent être ciblés, enfants et adolescents inclus. Le risque augmente pour ceux qui tentent de fuir le pays, relaient des rumeurs ou des complots contre le gouvernement ou émettent une simple critique à son égard. Les citoyens qui croient en une religion autre que les quatre confessions légales (l’Église orthodoxe érythréenne de Tewahedo, l’Église catholique érythréenne, l'Église évangélique luthérienne d’Érythrée et l’islam sunnite) peuvent également être inquiétés. La pratique de tout autre culte s’apparente à un crime. En 2001, plusieurs dissidents très médiatisés ont été arrêtés sans inculpation et ne sont jamais réapparus. Depuis, beaucoup d’autres ont disparu. Le cas le plus récent est celui de l’ancien ministre des Finances, Berhane Abrehe. Il a disparu en 2018, après avoir publié le livre Eritrea My Country dans lequel il décrit la façon dont fonctionne le gouvernement. Avant la parution de cet ouvrage, l’ex-ministre avait mis les responsables de l’État au défi de participer à un débat public. Nous savons, à l’heure actuelle, qu’il se trouve en détention mais il n’y a eu ni notification officielle ni procès légal. Le problème, c’est que les citoyens résidant en Érythrée et dans le reste de la Corne de l’Afrique ont peur de s’exprimer pour documenter ces cas. Les disparus pouvant réapparaître du jour au lendemain, cela donne de l’espoir à leurs proches et les convainc, dans le même temps, de garder le silence.
Êtes-vous en mesure d'estimer le nombre de disparus ?
Des chiffres autour de 10 000 circulent mais il est impossible de les confirmer. Nous ne pouvons pas non plus évaluer la proportion de ceux qui réapparaissent.
Comment parvenez-vous à obtenir les rares informations sur les personnes disparues ?
Ces données viennent principalement des personnes ayant été arrêtées, qui ont réussi à fuir le pays et nous communiquent les noms de leurs anciens codétenus. Certains sont enfermés dans des prisons officielles, d’autres dans des lieux informels, parfois en plein air, ce qui a permis à certains prisonniers de s’échapper. Grâce à leurs témoignages, nous savons que la torture et les traitements inhumains sont courants. Les victimes de disparition sont aussi soumises au manque d’eau, de nourriture et à des violences sexuelles, voire à de l’esclavage sexuel. Malheureusement, le reste du monde ignore à quel point ce phénomène de disparition forcée est répandu en Érythrée.
La Chronique, magazine d'enquêtes et de reportages
Cet article est tiré du magazine La Chronique du mois de décembre 2021.
Une enfant disparue alors qu'elle tentait de fuir l'Erythrée - Amnesty International France
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